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Mèmes : pourquoi est-ce qu’on kiffe autant ceux sur les jours de la semaine ?

S’ils ne sont pas nouveaux, les mèmes “journaliers” connaissent un regain de popularité avec la crise sanitaire, notamment sur Twitter. Comment expliquer ce phénomène ? Que dit-il de notre rapport au temps (en temps de pandémie) et à l’humour (au travail) ? “Thursday what a concept“, “Captain it’s only Wednesday“, vous les avez sûrement vu passer dans…

S’ils ne sont pas nouveaux, les mèmes “journaliers” connaissent un regain de popularité avec la crise sanitaire, notamment sur Twitter. Comment expliquer ce phénomène ? Que dit-il de notre rapport au temps (en temps de pandémie) et à l’humour (au travail) ?

Thursday what a concept“, “Captain it’s only Wednesday“, vous les avez sûrement vu passer dans votre timeline Twitter. Ces comptes de bot (ou pas, d’ailleurs), publient respectivement tous les jeudis et tous les mercredis ces captions issues de la série Netflix Russian Doll (relecture moderne d’Un jour sans fin) et d’un album de Tintin. Ce qui frappe d’abord, c’est la hype autour de ces comptes, ainsi que le nombre impressionnant de likes et de retweets : le public est tous les jours (vous l’avez ?) au rendez-vous.

Ce n’est pourtant pas très nouveau. Intrinsèquement liées au monde du travail, on retrouve des expressions typiques et assez éculées dans le langage courant. “Thank god it’s Friday” (Dieu merci c’est vendredi), ou encore “Comment ça va ? Comme un lundi” en sont les fers de lance. 

Cet humour de boulot relève du ciment social, du langage codé, qui permet à chacun de se retrouver dans un bain culturel connu, dans lequel on se sent bien“, analyse Fanny Lederlin, autrice de l’ouvrage Les dépossédés de l’open space (PUF, 2020). En somme, ces petites phrases assurent la fonction phatique du langage, au même titre que le sempiternel “salut, ça va ?”, qui ne sert pas vraiment à demander si cela va, mais plutôt à s’assurer que son interlocuteur accepte de jouer le jeu de la conversation. 

Est-ce à dire que ces mèmes seraient une version numérique du small talk ? Aurore Flipo, autrice de l’article “Après la crise, tous nomades en télétravail ?” et sociologue à l’université Grenoble Alpes, décrypte pour nous :

L’humour fait partie des interactions qui font du travail une activité collective et sociale, et donc, à ce titre, il semble logique que les personnes qui en sont privées, que ce soit du fait d’un travail essentiellement solitaire ou du télétravail, cherchent à reconstruire ce cadre collectif par d’autres moyens (Internet notamment)“.

Le télétravail, voilà qui pourrait expliquer la prolifération de ces mèmes. Entre deux confinements, à l’ère de la réunion Zoom, les internautes éprouvent sans doute un besoin de reconnecter avec une certaine forme de routine journalière et avec le bornage du temps du “monde d’avant”. La philosophe Fanny Lederlin y voit quant à elle une forme de “ritualisation de la vie quotidienne qui vient à manquer en télétravail. Il s’agit de retrouver avec les autres une forme de connivence que l’on avait auparavant en présentiel“. La régularité du posting des mèmes comme “Thursday what a concept”, “Captain it’s only Wednesday” illustre parfaitement cette forme de ritualisation, cette prise en compte de la routinisation, et son incorporation dans notre pratique du numérique

Certains internautes s’amusent d’ailleurs à subvertir cette temporalité, en postant l’image du “Captain it’s only Wednesday” un autre jour que le mercredi, ou en évoquant la temporalité particulière liée à la pandémie de Covid-19. 

L’intrication de ces deux temporalités singulières, celle de la pandémie et celle du télétravail, fait naître cet humour singulier, fusion quasi-organique de “’humour standardisé d’Internet rencontrant l’humour standardisé du bureau“, comme le suppose Fanny Lederlin. 

Notons, par ailleurs, que pour les personnels de santé, cette temporalité de la pandémie est particulièrement éprouvante (euphémisme) :

Dans leur article “Enjeux sociologiques d’une analyse de l’humour au travail” paru en 2013, les chercheurs Stéphane Le Lay et Barbara Pentimalli formulent l’hypothèse du “required joking“. Il existerait, dans le milieu professionnel, une sorte d’humour obligatoire, un second degré nécessaire dans chaque équipe :

La nouvelle recrue doit dans un premier temps apprendre à ne pas s’offusquer des taquineries qui lui sont adressées, avant de pratiquer dans un second temps l’art de plaisanter et de faire rire les collègues

C’est ce passage obligé par la case “humour” qui permet de dégripper certaines situations. 

Fanny Lederlin distingue deux types d’humour au travail : “l’humour routinier“, les fameuses blagues sur les jours de la semaine, et l’”humour subversif” :

Est subversif ce qui passe par son corps, en interaction avec un autre corps, comme le clin d’œil ou la grimace dans le dos du patron. Des choses qui ne peuvent plus arriver en visio-conférence. Ou alors à la marge, comme par exemple un texto entre deux personnes

Cette rigidité de la conf’ call, qui ne permet aucun écart, ou en tout cas moins qu’en présentiel, bride les salariés qui ont pourtant besoin de ces quelques moments pour décompresser. David Autissier et Elodie Arnéguy l’ont bien montré dans leur Petit traité de l’humour au travail (Eyrolles, 2012) : 71% des interrogés estiment que l’humour en entreprise “permet de mieux vivre au quotidien” et 52% estiment qu’il permet de “dédramatiser des situations“. Pas sûr que les mèmes Internet viennent pallier les blagues en présentiel. 

C’est en tout cas l’avis de Fanny Lederlin :

Le télétravail est une expérience pauvre. Il est impossible d’avoir un véritable fou rire à distance. Le fou rire est très subversif, très politique, lorsqu’il advient en entreprise“.

Pour la chercheuse, il ne faut pas confondre ce fou rire spontané, qui vient ébranler l’espace d’un instant le quotidien régulé, et la “connivence” typique de l’humour en ligne, qui ne parvient pas à atteindre le même degré de subversion. En somme, se moquer du temps qui passe, ce n’est pas se moquer du patron et du capitalisme, c’est simplement constater le fait qu’on y prenne part et que l’on ne peut rien y faire.

La petite blague sur la semaine, tout comme la blague à la petite semaine (le mème) s’implante dans un terreau mondialisé, et résonne avec le vécu de millions de personnes.  

Aurore Flipo souligne pour sa part “l’impact du collectif sur les rythmes de travail, comme par exemple le rythme semainier“. Dans une enquête ayant eu lieu juste avant la pandémie, menée avec sa collègue Nathalie Ortar, elle constate :

Exercer à domicile exige une discipline souvent perçue comme lourde, en particulier pour les indépendants dont les horaires de travail ne sont pas bornés par ceux des autres salariés de leur entreprise et qui doivent s’imposer un rythme de travail intense“.

La structuration du temps à domicile est vécue comme une fausse liberté, puisque les contraintes horaires reviennent tout de même à la charge. 

La pandémie de Covid-19 donne l’impression d’un jour sans fin, et paradoxalement il nous arrive d’être animés par une pointe de nostalgie à l’égard du découpage capitaliste du travail, comme le résume Fanny Lederlin :

Les lundis viennent à nous manquer, on a envie d’être au boulot et de dire la petite phrase ritualisée qui va avec“.

Les temporalités anciennes achoppent sur le nouveau monde, où rien ne ressemble plus à un lundi qu’un autre lundi, ou qu’un mardi.

Un adage populaire sur Internet ne proclame-t-il pas “you don’t hate Mondays, you hate capitalism” (vous ne haïssez pas vraiment les lundis, ce que vous haïssez en réalité c’est le capitalisme) ? La construction du lundi comme la pire journée de la semaine, intrinsèquement liée à la subdivision capitaliste du travail, est devenue une blague, elle-même récupérée par le capitalisme 👹. 

La transformation des jours de la semaine en mèmes crée, grâce à la magie d’Internet, une boucle méta de reprises, à l’instar des semaines identiques qui se succèdent.  D’ailleurs, le fait que le temps passe plus vite en temps de pandémie est un élément déjà éculé et moqué par les internautes.

Cette temporalité propre au confinement n’a, in fine, pas tant fait bouger les lignes que ça. “Un dimanche soir reste un dimanche soir, autrement dit une soirée de déprime ; l’apéro se prend encore aux alentours de 18h (si j’en crois les motifs du couvre-feu instauré à cette heure-là) ; et le vendredi est toujours le dernier jour d’une semaine travaillée“, constate Géraldine Mosna-Savoye sur France Culture. C’est ce changement sans changement que donnent à voir en creux les mèmes laconiques sur les jours de la semaine. 

Bravo moussaillon, tu as tenu jusqu’au vendredi“, indique M. Krabs au son de la petite musique issue du main theme de Bob l’Éponge.

Ces mots, mis dans la bouche du parangon du boss radin, ne manquent certainement pas d’ironie. Tout comme ce nouveau mème “journalier” français, lancé depuis le début du mois de mars et qui reprend un extrait de la vidéo qu’Emmanuel Macron avait posté sur Twitter lorsqu’il avait le COVID-19 en décembre dernier.

C’est cette ironie douce-amère que recherchent les internautes en quête de mèmes journaliers : le réconfort de l’éternel retour, en temps de pandémie. 

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