Vidéo raciste, vengeance et vies brisées : un cas d’école de “cancel culture” dans un lycée américain

Le New York Times est revenu ces derniers jours sur la triste affaire qui a secoué un lycée américain durant l’été 2020. Une adolescente a vu son avenir scolaire bouleversé par l’exhumation d’une vidéo dans laquelle elle prononçait un terme raciste. Le lycéen qui l’avait dénoncé est désormais lui-même la cible de harcèlement. Alors que…

Le New York Times est revenu ces derniers jours sur la triste affaire qui a secoué un lycée américain durant l’été 2020. Une adolescente a vu son avenir scolaire bouleversé par l’exhumation d’une vidéo dans laquelle elle prononçait un terme raciste. Le lycéen qui l’avait dénoncé est désormais lui-même la cible de harcèlement. Alors que ces deux jeunes subissent les foudres en ligne, les institutions défaillantes n’ont pas réagi.

Jimmy Galligan et Mimi Groves sont deux adolescents américains dont les vies ont basculé en 2020, année de leur 18 ans. Il y a encore quelques mois, tous deux étaient camarades dans un même lycée (le Heritage High School) à Leesburg, dans l’État de Virginie. Lui est métisse -père blanc, mère afro-américaine-, elle est blanche. Leur dernière année dans cet établissement scolaire avant le début de leurs études supérieures a été successivement marquée par la pandémie de covid-19 puis par la montée en puissance au niveau national du mouvement antiraciste Black Lives Matter (BLM) suite à la mort, fin mai, de George Floyd, un Afro-Américain tué par la police.

En juin, Mimi Groves a été au centre d’un tempête sur les réseaux sociaux, fomentée par Jimmy Galligan. Ce dernier avait sauvegardé une vidéo semi-privée de Mimi Groves dont il avait reçu une copie quelques mois auparavant. Dans ce message Snapchat de trois secondes, envoyé plusieurs années auparavant à une connaissance, Mimi Groves, alors âgée de 15 ans, se filmait au volant d’une voiture. Pour annoncer à un auditoire limité l’obtention de son permis de conduire, elle lâche : “I can drive, niggers” (“je sais conduire, les nègres !”). Si le caractère raciste du “mot en n” est incontestable lorsqu’il est prononcé par une personne blanche, il n’est pas employé ici pour injurier qui que ce soit, mais pour ponctuer vulgairement une déclaration d’auto-célébration. “Elle a déconné. Mais elle avait 15 ans et imitait un style dans lequel ce terme veut grosso modo dire “dude [“mec”] ou “motherfuckers” [“enfoirés”], ce qui est évident dans le contexte”, estime à ce sujet le journaliste Jesse Singal.

Ni l’âge ni le contexte de prononciation du “mot en n” n’y feront rien : une fois publiée par Jimmy Galligan, la brève vidéo devient virale et bouscule en quelques jours la vie de Mimi Groves, taxée de raciste alors qu’elle venait d’apporter publiquement son soutien au mouvement BLM. Sous les insultes et menaces, elle est rapidement contrainte de retirer sa candidature à l’Université du Tennesse qui venait de l’accepter pour l’année suivante.

Pour sa mère, ce sont douze années de travail qui se sont “volatilisées” en quelques jours. Ce cas d’école de cancel culture en milieu scolaire, loin d’être un incident isolé outre-Atlantique où les comptes Instagram délateurs se sont multipliés cette année dans la foulée de BLM, a été raconté ces jours-ci en détail par le New York Times. Galligan et Groves ont accepté de répondre aux questions du journaliste Dan Levin, alors que les institutions scolaires concernées n’ont pas fait de commentaires.

Intitulé A Racial Slur, a Viral Video, and a Reckoning – soit “Une insulte raciste, une vidéo virale et une prise de conscience” (mais on notera que “reckoning” a une connotation religieuse, “day of reckoning” signifiant “jour du Jugement dernier)- cet article a été critiqué par de nombreux conservateurs américains, qui y ont vu une glorification de la délation et du harcèlement. Une analyse difficilement justifiable à la lecture de l’article nuancé qui ne minimise pas la disproportion des conséquences subies par Mimi Groves, et qui dresse un portrait pas si flatteur de Galligan. Les propos tenus par le lycéen “justicier” dans l’article lui ont d’ailleurs causé, depuis sa parution, une vague d’insultes et de menaces en ligne.

“Je voulais l’atteindre de façon à ce qu’elle comprenne la gravité de ce mot”, déclare ainsi Galligan, dénué de tout remords quant à son acte prémédité. L’adolescent admet avoir attendu que Mimi Groves soit acceptée dans une université pour rendre publique sa vieille vidéo compromettante. “Si je n’avais pas posté cette vidéo, rien ne se serait passé” ajoute-t-il avec “satisfaction” (les mots sont du New York Times, qui conclut ainsi l’article), puis déclare : “Je me me dirai toujours ‘tu as initié quelque chose. Tu as donné une leçon à quelqu’un’”. Autant de termes qui ont valu à Galligan d’être qualifié de “psychopathe” puis de voir ses comptes YouTube et Instagram jetés en pâture et inondés de remarques désobligeantes. Sa dernière vidéo YouTube, publiée le 29 novembre, est un compte rendu de travail scolaire qui recueille désormais 25000 vues, avec une écrasante majorité de réactions négatives ; parmi les commentaires les plus likés, on peut lire : “en tant qu’homme africain, ce que tu as fait à cette fille me dégoûte”.

Cette triste affaire ne peut se résumer à un cas d’arroseur arrosé sur fond de manichéisme bas de plafond. S’il est facile de caricaturer Gilligan en manipulateur revanchard éhonté, il n’en reste pas moins que cet adolescent a été témoin de propos racistes au sein de son lycée restés selon lui impunis, même une fois signalés aux autorités scolaires. “C’est fascinant de voir un tel nombre de gens inquiets (à juste titre) face aux conséquences subies par cette fille pour avoir dit le “mot en N”, qui restent absolument muets devant la culture raciale toxique subie par les gamins Noirs dans cet article. C’est la raison pour laquelle ce gamin a fait ça en premier lieu !”, écrit ainsi Nikole Hannah-Jones, journaliste du New York Times spécialisée dans les droits civiques.

Une position qui rejoint peu ou prou celle de Glenn Greenwald, journaliste politique et ex-The Intercept :

“si on doit à cette fille de l’empathie car elle est une adolescente dont la vie ne devrait pas être ruinée – une vue que je partage pleinement- la même empathie doit être réservée à l’égard du garçon qui a posté la vidéo, surtout compte tenu de ses frustrations. Les méchants dans l’histoire sont les adultes des institutions trop lâches pour gérer la situation”.

L’article du New York Times évoque d’ailleurs aussi bien des exemples d’incidents racistes au Heritage High School fréquenté par les deux ex-lycéens, qu’à l’Université du Tennesse que devait intégrer Mimi Groves. Entre les lignes, l’article laisse ainsi entendre que l’adolescente a fait office de bouc-émissaire, en termes de communication, pour absoudre deux institutions loin d’être irréprochables en la matière (c’est souvent le cas dans les affaires de ce genre).

Jill Filipovic, avocate américaine et autrice féministe, évite elle aussi de se limiter aux responsabilité individuelles des deux ados (insensibilité raciale pour l’une, dénonciation revencharde pour l’autre) en focalisant sa critique sur les institutions défaillantes, dans un long thread sur Twitter :

On accable des enfants avec les conséquences de décennies d’échecs d’adultes pour ensuite qualifier de “progrès” un punissement excessif ponctuel. Les adultes échouent à s’intégrer dans les écoles publiques. Ils échouent à adresser de manière proportionnelle et juste le racisme quand ils constatent que des enfants s’y adonnent. Ils échouent à éduquer de manière adéquate les élèves sur l’histoire américaine. Ils échouent à protéger systématiquement du racisme les enfants racisés”.

Elle ajoute :

“la chose la plus frustrante dans ces conversations est que parler de proportionnalité ne semble pas intéresser grand monde. Soit on ‘cancel’ quelqu’un, soit on ‘passe l’éponge’. Il serait peut-être plus productif d’envisager ce que pourraient être des conséquences justes et proportionnées.

Au delà des risques liés aux réseaux sociaux (Snapchat a longtemps été présenté comme un service garantissant à ses jeunes utilisateurs des publications temporaires, donc peu susceptibles de leur causer du tort des années plus tard), certains observateurs questionnent les ambivalences culturelles liées aux termes problématiques qui entraînent illico l’excommunication et l’humiliation publique. Au New York Times, Mimi Groves a ainsi confié que le ”mot en n”, qui pullule par ailleurs dans les dialogues des films de Quentin Tarantino, était dans “toutes les chansons qu’on écoutait, et je n’utilise pas ça comme une excuse”. A titre d’exemple, en 2017 -année présumée de l’envoi de son Snapchat problématique-, Humble de Kendrick Lamar était le tube phare tournant en boucle dans les playlists : il contient cinq occurrences du mot “nigga” dans ses paroles.

Ce “mot en n” est devenu en 2020 un tel enjeu de cristallisation des maux de l’époque qu’il a été au centre de plusieurs polémiques. Nous vous racontions récemment cette histoire ubuesque d’un prof de Californie qui s’était vu retirer son cours de management après avoir prononcé un mot chinois dont la prononciation ressemblait au “mot en n”.  Et en octobre dernier, c’est Verushka Lieutenant-Duval, professeure d’histoire et théorie de l’art à l’université d’Ottawa, qui se retrouvait au coeur de la tourmente – dans une affaire qui a embrasé tout le pays – pour avoir prononcé dans sa classe le “mot en n” pour illustrer le concept de resignification subversive (ce principe de réappropriation d’une insulte par une communauté qui en était la cible). A cette occasion, nous vous rappelions dans les tweets ci-dessous quelles étaient les positions qui s’affrontaient sur cette question de la prononciation du “mot en n” dans un cadre académique :

Chloé Valdary, militante afro-américaine et fondatrice d’un programme de formation antiraciste – on ne la soupçonnera donc pas d’être partisante du suprémacisme blanc a réagi à l’affaire Galligan/Groves sur Twitter en pointant le paradoxe culturel autour du mot ayant fait dérailler la vie de Mimi Groves:

“Je ne prononce pas le “mot en n” par respect pour mes aînés. Mais la communauté hip hop l’a brillamment réapproprié en le transformant en euphémisme pour dire “homme”. On ne peut pas louer la coolitude d’un art pour ensuite jouer les étonnés quand des gens qui ne vous ressemblent pas veulent en faire partie. Je n’ai aucun problème avec les gens blancs disant ce mot dans ce contexte spécifique, même si ça me met mal à l’aise. Et l’idée qu’un terme utilisé pour inférioriser des hommes a évolué en euphémisme pour dire “être humain” a quelque chose de fascinant”.

Quelques mois après l’incident qui n’avait pas connu de large écho dans les médias, Jimmy Galligan et Mimi Groves ont désormais acquis une notoriété aussi importante que durable.

L’article du New York Times, dont l’adresse URL pour la version en ligne contient les noms des deux jeunes ex-lycéens, grave dans le marbre leurs noms, à jamais associés à cette affaire mêlant racisme adolescent décontracté et vendetta aux conséquences démesurées. Depuis la rentrée scolaire de l’automne dernier, Galligan est étudiant à l’Université Vanguard de Californie du Sud, un établissement chrétien et privé. Groves suit, quant à elle, des cours en ligne auprès d’un community college (établissement public, peu ou prou équivalent de notre BTS) de sa région. Selon le journal américain, “bien qu’ils aient eu une relation amicale auparavant au lycée, ils n’ont jamais échangé au sujet de la vidéo ni de ses conséquences”.

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