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Suzanne Moore, l’ex-sorcière mal aimée du “Guardian”

Cette chroniqueuse britannique, féministe et coutumière des polémiques, est la dernière journaliste en date à démissionner d’un prestigieux journal de gauche anglophone, sur fond de tensions avec ses collègues “woke”. Elle s’en est expliquée dans un long témoignage passionnant. Ce 25 novembre, le site britannique Unherd a publié un long essai -près de 40000 caractères- …

Cette chroniqueuse britannique, féministe et coutumière des polémiques, est la dernière journaliste en date à démissionner d’un prestigieux journal de gauche anglophone, sur fond de tensions avec ses collègues “woke”. Elle s’en est expliquée dans un long témoignage passionnant.

Ce 25 novembre, le site britannique Unherd a publié un long essai -près de 40000 caractères-  intitulé “Pourquoi j’ai du quitter The Guardian”. Ce témoignage inquiétant mais non dénué d’humour noir, comme son auteure Suzanne Moore, a un air de déjà vu : il rappelle le texte d’une autre journaliste “controversée” ayant démissionné d’un grand média anglophone de gauche : celui de Bari Weiss, qui a claqué la porte du New York Times cet été. Dans les deux cas, les journalistes disent avoir été la cible d’attaques de leurs collègues “woke” indignés par leurs prises de position jugées inacceptables dans les colonnes de leurs journaux respectifs. Moore avait annoncé son départ du journal une dizaine de jours plus tôt, via un tweet faisant référence à la série Mad Men, avant de préciser que ce départ était un choix de sa part, et non une contrainte. 

https://twitter.com/suzanne_moore/status/1328376117900750851?s=20

Moore, 62 ans, est d’une autre génération que Weiss, 36 ans. Féministe, elle a par exemple suivi, tant comme journaliste que comme militante, la lutte contre une loi homophobe proposée outre-Manche sous Thatcher à la fin des années 80. Editorialiste passée par plusieurs titres britanniques (Daily Mail, The Independant, etc.), cette lauréate en 2019 du Prix Orwell récompensant plusieurs de ses chroniques politiques publiées dans le Guardian a été au centre d’une controverse en mars dernier. Ce n’était pas son premier scandale – elle a déjà eu recours à une protection policière en raison de menaces proférées contre elle- mais il est à l’origine de son récent départ du journal. C’est sa chronique “Les femmes ont le droit de se concerter. On ne nous fera pas taire” qui a mis le feu aux poudres.

Déprogrammation et accusations de transphobie

Un peu de contexte : quelques jours avant sa parution, l’historienne anglaise Selina Todd était écartée d’un événement prévu à l’université d’Oxford durant lequel elle devait prononcer un bref discours. Cette déprogrammation avait été motivée par les liens de Todd avec l’organisation féministe Woman’s Place UK jugée “transphobe” par divers activistes LGBTQ+ pour avoir notamment appelé au maintien de lieux non mixtes réservés aux femmes dans l’espace public. Une doléance a priori anodine, mais pas tant que ça alors qu’un projet de loi outre-Manche sur l’identité de genre prévoyait de permettre à n’importe quel homme de s’auto-identifier comme femme, sans justification préalable (sujet déjà évoqué sur notre site dans l’article qui racontait les tourments d’une autre journaliste britannique accusée de transphobie, Helen Lewis). 

Rédigé en soutien à Selina Todd, le texte de Suzanne Moore publié le 2 mars 2020 avançait que “le sexe n’est pas un sentiment” et que “le féminin est une classification biologique s’appliquant à toutes les espèces vivantes”. Et de préciser que :

“l’oppression des femmes est naturellement liée à notre faculté de reproduction. Les femmes ont progressé en parlant de biologie, de menstruation, de naissance et de ménopause. On ne laissera pas nos corps et nos voix être effacés de l’équation”.

Plus loin, Moore – qui ne déclare aucune animosité à l’égard des personnes transgenres – ajoute :

“Ce ne sont pas les féministes qui assassinent des personnes trans, même si c’est l’impression que vous pourriez avoir en ne vous fiant qu’à Twitter pour vous informer”.

La lettre des collègues indignés

Si son texte lui vaut une fois de plus sur Twitter un flot d’insultes et d’accusations d’être une TERF (trans-exclusionary radical feminist), c’est au sein même de son journal que Moore va déclencher les réactions les plus hostiles.

Comme le révèlera Buzzfeed, une lettre ouverte signée par plus de 300 collaborateurs du vénérable média britannique, et adressée à sa rédactrice en chef, s’alarme  peu après la publication de sa chronique que “la publication répétée de contenus transphobes est un obstacle à notre travail et renforce notre réputation de média hostile aux droits des trans et aux employées transgenres”. Même si le nom de Suzanne Moore n’est pas explicitement cité, la lettre est une réaction à son texte, accusé d’avoir entraîné la démission d’une salariée trans (qui avait, selon Moore, déjà démissionné quelques semaines plus tôt).

L’envoi de cette lettre faisait suite à une réunion houleuse au sein du journal -en l’absence de Moore qui ne se rendait jamais à la rédaction londonienne, statut de freelance oblige- durant laquelle des employés se seraient déclarés “en danger” (unsafe) suite à la publication de tels propos dans leur titre. On remarquera que cette notion de “danger” suite à la publication de propos dans un média était également avancée par des ex-collègues de Bari Weiss au New York Times après la polémique d’une tribune jugée raciste en plein retour du mouvement Black Lives Matter suite à la mort de Georges Floyd à l’été 2020. 

Dans un entretien vidéo accompagnant la mise en ligne de son long témoignage cette semaine, et visible ci-dessous, Moore revient sur cette notion de “mise en danger” : “Il faut écouter les gens qui se déclarent en danger, il ne faut pas mettre ça de côté, mais quand j’entends ça, je pense plus à des comportements qu’à des mots écrits. En ce qui me concerne, au niveau culturel, tant dans la musique, la littérature ou le cinéma, mes oeuvres préférées peuvent avoir des aspects qui me mettent en danger en tant que femme, mais je ne veux pas d’une culture aseptisée”

Elle poursuit :

“si mettre en danger veut dire mettre mal à l’aise, on peut faire dire n’importe quoi à ce mot (…) Si mes écrits avaient vraiment ce pouvoir, ça ferait de moi une sorcière capable de jeter des sorts. Et ce serait génial !”. “Si je pouvais écrire quelque chose qui provoque ça, je serais heureuse, je le ferais demain. Mais je ne pense pas que les mots eux-mêmes aient ce pouvoir”

La journaliste souligne également qu’un tel raisonnement fut à l’origine, par le passé, des autodafés de livres jugés trop dangereux.

La gauche visée, la droite en profite

Dans son témoignage, Moore dénonce l’aspect “sectaire” d’une certaine gauche britannique -en particulier les pro-Corbyn, l’ex-leader du Labour suspendu récemment du parti travailliste après des allégations d’antisémitisme– et se lamente du manque de soutien de sa hiérarchie après l’épisode de la lettre :

“Pour moi, c’est d’une lâcheté absolue. Ne devrait-on pas soutenir ses rédacteurs ? Mais sur ce sujet [le débat autour de la trans-identité, ndlr], le Guardian a eu peur. Je soupçonne que ce soit en partie à cause des sensibilités du Guardian US [la branche états-unienne du journal], et en partie dû au fait que le journal bénéficie du mécénat de la fondation Open Society, qui milite pour les droits de trans”.

Le texte de Suzanne Moore (qui vient d’annoncer son départ prochain de Twitter) a été largement relayé sur les réseaux sociaux, notamment par le centre de recherches Reuters Institute ou encore l’influente ONG pro liberté d’expression Index On Censorship :

“quelles que soient vos opinions sur le genre et le sexe, Index vous conseiller de vous écouter les uns les autres. C’est le seul moyen de construire des passerelles. Dans ces esprit, lisez ce texte de Suzanne Moore – ce sujet exige incontestablement plus que 140 caractères [l’ancienne limite de taille des publications sur Twitter, ndlr], donc lisez, réfléchissez et impliquez-vous”.

Côté français, si la Femen et membre de Charlie Hebdo Inna Shevchenko a partagé le texte et félicité son auteure, on ne dénote -pour l’instant- qu’une seule recension dans les médias : sur le très à droite Valeurs Actuelles, le jour même où deux députés du parti Les Républicains ont demandé au président de l’Assemblée nationale la création d’une mission d’information autour de la cancel culture dans le milieu universitaire. 

Cette préemption du sujet par la droite et l’extrême-droite -souvent par opportunisme pour tacler des opposants idéologiques- semble faire écho aux critiques de la gauche qui parsèment le texte de Suzanne Moore : “Ces derniers temps, il est devenu compliqué de définir en quoi consiste la gauche au-delà des affirmations suffisantes”, “j’ai été plus censurée par la gauche que par la droite, et cela m’attriste de le constater”.

On aurait toutefois tort de la dépeindre comme une néo-conservatrice, à lire ce passage vers la fin de son témoignage :

“Bien sûr, je comprends cette trajectoire cliché qui veut qu’en vieillissant, on passe de la gauche à la droite. En réalité, je dirais que ce n’est pas le cas pour moi : la politique de classes est aujourd’hui encore plus pertinente à mes yeux, pas moins. Dans ces temps inquiétants et réactionnaires, je ne serai pas inquiète et je ne serai pas réactionnaire, mais je placerai au centre de mon travail les femmes, les enfants et la liberté, comme je l’ai toujours fait”.

 

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