La journaliste britannique Helen Lewis participait à un podcast intégré à “Watch Dogs : Legion”, dernière sortie d’Ubisoft. Sa voix en sera bientôt supprimée : le géant français du jeu vidéo, récemment visé par une série de scandales sexistes, a cédé aux accusations de transphobie visant Lewis.
L’été 2020 a été désastreux pour l’image de la société Ubisoft, et l’automne ne s’annonce pas plus radieux. Le géant français du jeu vidéo, à qui l’on doit des franchises à succès tels Assassin’s Creed, Just Dance ou encore les Lapins crétins, a été critiqué début juillet à longueurs d’enquêtes, en particulier dans Libération et Numerama, pour des faits de harcèlement sexistes et sexuels qui auraient été tolérés voire couverts par la direction de l’entreprise.
Début octobre, Yves Guillemot, PDG d’Ubisoft, a reconnu l’ampleur du problème dans un courrier destiné à ses 19000 salariés récemment sondés par une enquête anonyme indépendante. Dans son message dévoilé par Libération, on apprend que 25% des 14000 employés y ayant participé “ont vécu ou assisté, au cours des deux dernières années, à un comportement inapproprié” sur leur lieu de travail. Et le grand patron de promettre des réponses adaptées face aux “comportements inappropriés” ainsi que des changements en profondeur d’une culture d’entreprise réputée toxique.
Un mois après ces belles paroles, Ubisoft s’est distingué en écartant de son dernier jeu à succès Helen Lewis, victime de harcèlement en ligne depuis des années en raison de certaines prises de position. Journaliste de 37 ans basée à Londres pour le magazine The Atlantic, elle couvre des sujets allant de la politique à la culture (théâtre, jeux vidéo). Utilisatrice de Twitter depuis 2007 1son compte est depuis peu passé en privé, a priori pour limiter les possibilités de harcèlement , cette militante féministe y compte plus de 134 000 abonnés et a publié cette année son premier essai, Difficult Women : A History of Feminism in 11 Fights. Qu’une entreprise récemment entachée par des scandales sexistes décide de couper les ponts avec une personnalité comme Lewis pourrait sembler paradoxal. Pas tant que ça, à y regarder de plus près, tant l’affaire relève du “woke-washing” de la part d’Ubisoft, désormais prompt à éteindre tout incendie déclenché par des militants indignés – quitte à en allumer d’autres au passage.
“Des remarques controversées”
Sorti le 29 octobre 2020 sur Windows, PlayStation 4 et Xbox One, Watch Dogs : Legion est le troisième volet d’une franchise populaire conçue depuis 2014 par Ubisoft. “Surveillance de masse, milices privées faisant régner l’ordre dans les rues, crime organisé… Assez ! Il est temps de mettre fin à l’oppression. Recrutez des insurgés aux multiples talents pour chasser les profiteurs qui ternissent la splendeur de la ville. Le sort de Londres repose sur vous.” Voilà comment le site officiel de l’éditeur présente ce jeu dystopique, principalement développé par les studios d’Ubisoft Toronto.
Le rôle de Helen Lewis, journaliste britannique pour le mensuel américain The Atlantic, est mineur dans l’œuvre, mais il s’intègre à une innovation saluée à la sortie du jeu : l’implication de podcasteurs britanniques fournissant du contenu spécifique au jeu, afin “d’expérimenter la vie londonienne de manière plus complète et moderne”, selon Game Radar. Concrètement, les joueurs peuvent écouter de “vrais” podcasteurs (déclamant néanmoins un texte scénarisé lié à l’univers du jeu) en déambulant dans le Londres virtuel de Watch Dogs : Legion.
Pod Save Londonhttps://t.co/Bx8haursIQ pic.twitter.com/8tCOYVSlVY
— AmericanTruckSongs8 (@ethangach) November 3, 2020
Lewis fait partie de la bande du podcast politique Oh God, What Now ?, sollicitée l’an dernier par Ubisoft pour fournir du contenu, en l’occurrence expliquer l’avènement du fascisme dans le Londres futuriste du jeu.
Secret projects! Last year @Ubisoft approached us to create in-game politics podcasts for new game #WatchDogsLegion. Now they're out, with @IanDunt @charleskriel@Leftist_Gamer @Psythor
— OH GOD, WHAT NOW? Formerly Remainiacs (@OhGodWhatNowPod) November 2, 2020
@DJTashLC and here @helenlewis explaining future Fascist London… https://t.co/pRvDg1vdKH
Vendredi dernier, moins d’une semaine après la sortie du blockbuster vidéo-ludique, le site spécialisé Kotaku a annoncé que les interventions de Lewis seraient purement et simplement effacées puis remplacées lors d’une prochaine mise à jour du jeu. “Nous avons été informés de remarques controversées d’une journaliste qui interprète une voix-off dans deux podcasts intégrés à Watch Dogs : Legion. Ni Ubisoft ni le jeu ne reflètent les points de vue de la journaliste”, explique l’entreprise dans un mail à Kotaku. On a depuis appris que malgré l’éviction de la collaboratrice “controversée”, l’entreprise devrait néanmoins garder le script du texte qu’elle déclamait, et dont elle était l’auteure.
Le schisme féministe sur la “question trans”
Quelles déclarations inadmissibles valent à Lewis un tel traitement ? Selon Kotaku, il s’agit de propos “sur l’identité de genre” tenus dans divers médias avec lesquels Lewis a collaboré, dont l’hebdomadaire de gauche The New Statesman. Comme J.K. Rowling, la créatrice de Harry Potter, Lewis serait aux yeux de certains militants LGBTQ+ une impardonnable “TERF” (trans-exclusionnary radical feminist), comprendre une féministe qui ne reconnaîtrait pas les femmes trans comme des femmes.
Si, en France, le débat sur la question est bien moins médiatisé qu’outre-Manche, il a tout de même provoqué une polémique en février 2020 avec la dépublication par le Huffington Post d’une tribune féministe signée Pauline Arrighi, écrivaine et ex porte-parole d’Osez le féminisme !. Son texte, taxé de transphobe par de nombreux militants LGBTQ+ français, avait finalement été republié par Marianne sous le titre “Trans : suffit-il de s’autoproclamer femme pour pouvoir exiger d’être considéré comme telle ?”.
On pouvait notamment y lire : “Être une femme n’est pas un ressenti. Cela correspond à une réalité physiologique très spécifique et à un vécu social tout aussi spécifique. Tout cela est réel. Dans nos sociétés, être une femme, c’est souffrir et être épuisée tous les mois mais devoir travailler comme si de rien n’était.” Le texte avance que “dans une société encore patriarcale, les mots “femme” et “homme” doivent garder leur signification” et que, loin d’un débat anodin, “c’est l’avenir du féminisme et des politiques d’égalité qui est en jeu”. Les féministes taxées de “TERF” considèrent ainsi ce qualificatif infamant comme de la misogynie, qui se manifesterait par une invisibilisation des souffrances biologiques subies par les femmes, des injonctions au silence, des appels au boycott ainsi qu’à la violence verbale comme physique.
Lewis, représentante d’un “mouvement haineux” ?
Le communiqué d’Ubisoft n’écrit pas noir sur blanc l’accusation de “transphobie” (peut-être par crainte d’un procès en diffamation) mais Kotaku a fait le lien entre cette communication et plusieurs réactions indignées en ligne après l’annonce de l’implication de Helen Lewis dans le jeu, notamment sur certains forums de gamers et sur Twitter (et ce, alors que ni le jeu ni les propos de Lewis n’abordent “la question trans”).
Le 3 novembre, James O’Leary, un commentateur de e-sport qui avait fait la promotion du jeu une semaine auparavant, a fait l’annonce suivante à ses 16000 abonnés Twitter : “je retire mon soutien à Watch Dogs : Legion en raison de la présence d’une transphobe parmi les journalistes de la radio intégrée au jeu. N’achetez pas le jeu, et n’utilisez pas mon code promotionnel si vous l’achetez. Je ne soutiens pas les transphobes”.
I’m retracting my support for Watch Dogs: Legion due to their including of a transphobe in the games journalist selection for the in-game Radio.
— James ‘Stress’ O’Leary (@StressCasts) November 3, 2020
Don’t buy the game, and don’t use my code if you do buy the game. I’m not about supporting Transphobes. https://t.co/Bm5bGvi5iw
Une dizaine de jours plus tard, son avertissement n’avait été retweeté que 4 fois.
this is the lady watch dogs legion has hosting its in game podcast about how we all need to join the resistance against fascism lmao pic.twitter.com/871Q71vn0Q
— yuuko from nichijou (@headfallsoff) November 4, 2020
Bien plus viral, le message ci-dessus, daté du 4 novembre, a été retweeté un millier de fois. “Voici la dame à qui Watch Dogs Legion fait animer son podcast sur le besoin de rejoindre la résistance contre le fascisme ptdr”. En pièce jointe, une capture d’écran du titre d’un article de Helen Lewis pour The New Statesman en mai 2019, intitulé : “Bienvenue dans l’ère du sectarisme ironique, où de vieilles haines sont dissimulées dans un nouveau langage woke”. Et le sous-titre d’expliciter : “Si vous comprenez pourquoi “sioniste” et devenu un nom de code antisémite, il n’y a aucune raison de traiter des femmes de “terfs””. L’article développe la thèse suivante : de la même façon que des antisémites utiliseraient l’excuse de l’antisionisme pour tenir des propos anti-juifs, certains militants “woke” s’abriteraient derrière l’accusation de transphobie pour insulter et dénigrer des féministes critiques du trans-activisme.
Cette série de tweets accusateurs est signée Jackson Tyler, podcasteur spécialisé dans le jeu vidéo qui se décrit à ses 8000 abonnés Twitter comme “queer, pauvre et malade mental” dans son tweet épinglé. Devant l’enthousiasme de certains gamers n’ayant pas saisi le sarcasme de ses propos, Jackson a explicité sa critique dans un autre tweet : “ je me dois d’insister : l’une des principales voix de la “résistance” dans le jeu est en réalité une représentante d’un mouvement haineux actif en Grande-Bretagne”. Son message a été notamment relayé par la journaliste spécialisée Carli Velocci (4700 abonnés) et Lisa Harney (9200 abonnés), militante LGBTQ+ américaine appelant au boycott de l’éditeur (“No Watchdogs 3 no Assassin’s Creed: Valhalla no money for Ubisoft”).
“woke-washing” et bonne conscience
Parmi les exemples récemment exhumés censés prouver ladite appartenance de Lewis à un “mouvement haineux” (sous-entendu : transphobe), on trouve plusieurs articles comme cette tribune pour le Times en juillet 2017 intitulée “Un homme ne peut pas juste dire qu’il est devenu une femme“. Le début de son article reconnaît pourtant que “les personnes transgenres font face à de la discrimination au travail, des abus occasionnels dans la rue et de longues attentes pour des soins”.
Dans un autre article publié en janvier 2019, Lewis résumait ainsi sa position :
“Je suis harcelée en ligne depuis deux années épuisantes, traitée de transphobe ou de TERF – malgré ma croyance que les femmes trans sont des femmes, et les hommes trans sont des hommes- pour avoir exprimé mon inquiétude sur l’auto-identification [le fait qu’un homme puisse se dire femme sur la simple foi d’une déclaration, sans avis médical, ndlr] et ses impacts sur les lieux non-mixtes [prisons, vestiaires, etc. ndlr]”.
Les violentes critiques visant Lewis illustrent la redéfinition constante du terme “transphobe”. Comme l’écrivait récemment Slate, “le sens du mot a été tellement élargi que de nombreuses personnes trans sont maintenant considérées comme transphobes”.
Les accusations de transphobie, qu’on peut trouver discutables, ne sont donc pas récentes, et compte tenu du public massif de la franchise Watch Dogs (plus de 10 millions de copies par jeu des deux premiers volets ont été vendues selon Ubisoft en mars 2020), les critiques renouvelées envers une collaboratrice quasi invisible dans le jeu ne représentaient a priori pas de menaces concrètes pour ses ventes.
Dans un article du Spectator critiquant la “lâcheté” d’Ubisoft, le journaliste Nick Cohen écrit d’ailleurs à ce sujet :
“C’était plus une petite averse qu’une tempête sur Twitter, mais l’averse a suffi”.
Malgré leur base fragile et l’absence d’articles de presse les relayant, ces accusations ont réussi à “effacer” (du podcast) une femme jugée indésirable dans une œuvre populaire. Qui plus est une journaliste féministe ayant couvert le sujet du Gamergate en s’insurgeant contre le traitement violent en ligne réservé aux joueuses et journalistes spécialisées ! Certes, il ne s’agit pas ici d’un emploi à temps plein, ni même d’un travail journalistique, mais le symbole reste fort. Autant que les conséquences sur la personne visée à en juger par le témoignage de son mari, journaliste au Guardian :
“Mon épouse Helen Lewis a été la cible de harcèlement misogyne et sexiste pendant des années. C’est consternant de voir qu’Ubisoft y a contribué en pliant face à une négligeable campagne de haine misogyne contre elle. Et glaçant que cela passe pour du progressisme”.
My wife @helenlewis has been the subject of sexist, misogynist harassment and abuse for years. It is appalling that @Ubisoft has contributed to this by pandering to a small campaign of misogynist hate against her. Chilling that this passes for progressive.
— Jonathan Haynes (@JonathanHaynes) November 7, 2020
Un woke-washing encore insuffisant aux yeux de certains, à l’image de la journaliste transgenre Julie Muncy qui, dans Wired, a salué la décision d’Ubisoft tout en critiquant son laxisme :
“Voilà ce qui arrive quand vous échouez à examiner attentivement les potentielles positions offensantes des contributeurs de vos produits : ils finissent par avoir des positions offensantes, faisant fuir des utilisateurs potentiels et n’importe qui de bon goût. Si des sociétés comme Ubisoft veulent montrer leur soutien aux transgenres, elles vont devoir faire un peu plus d’efforts”.
La culpabilité étant contagieuse, le collaborateur de Helen Lewis sur le podcast en question, Ian Dunt, s’est lui aussi pris une volée de bois vert après avoir tweeté son soutien à la journaliste :
“En tant que voix également dans le jeu, laissez moi dire officiellement à quel point je suis révolté par ça. Que vous soyez ou non d’accord avec les opinions de Helen sur les questions trans, c’est un débat légitime et elle a le droit de les avoir comme de les exprimer”.
As one of the other voices in the game, let me go on record to say that I'm incensed by this. Whether you agree with Helen's views on trans issues or not, they are legitimate debate and she is entitled to hold and express them. https://t.co/LmdffttnTB
— Ian Dunt (@IanDunt) November 7, 2020
Plus qu’une collaboration occasionnelle avec une journaliste, c’est bien ce droit au débat qui a été piétiné par la décision d’Ubisoft, alors que les héros de ce Watch Dogs sont des dissidents d’un état autoritaire.
Pour justifier sa décision, le mastodonte du jeu vidéo, bien décidé à se refaire une image bienveillante après un été calamiteux en termes de relations publiques, a déclaré :
“Nous avons été informés de remarques controversées d’une journaliste (…) L’équipe de développement a travaillé avec un producteur externe pour sélectionner des profils d’animateurs dans ces podcasts, et ils n’étaient pas informés de la controverse au moment de leur sélection ni de l’enregistrement.”
Outre la piètre crédibilité de cette déclaration, puisque Helen Lewis tient de tels propos depuis au moins 2017, et que c’est en 2019 qu’elle a été approchée pour participer au jeu, on notera qu’Ubisoft emploie deux variantes du terme “controverse” pour justifier l’éviction de la journaliste. Selon le Larousse, la controverse est une “discussion suivie sur une question, motivée par des opinions ou des interprétations divergentes”. Ubisoft, premier employeur mondial dans le secteur du jeu vidéo, semble clairement lui préférer l’uniformité, même de façade.