#couplegoals sur TikTok : entre violences domestiques et stéréotypes de genre

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Sur TikTok, les vidéos #CoupleGoals cumulent 150 milliards de vues. Pranks, mises en scène, reproduction de stéréotypes de genre très ancrés… Pourquoi ça plaît ?

Tout commence bien souvent par une vanne. Depuis sa fenêtre, Luiza, utilisatrice américaine de TikTok, 2,1 millions d’abonnés, filme son compagnon Shawn regagner sa voiture. Elle vient de lui envoyer un SMS, faussement destiné à son amant : “Il est parti, tu peux venir maintenant”. Quelques secondes plus tard, Shawn est de retour. Il s’avance vers une fenêtre, arrache la moustiquaire et s’introduit dans l’appartement où il espère surprendre sa copine infidèle. Cette dernière, hilare, toujours en train de filmer, le confronte “Qu’est ce que tu fais Shawn?”. “Qu’est ce que tu fous putain ? Qui est là ?” crie t-il, tandis que sa copine feint l’incompréhension.

Cette séquence d’une trentaine de secondes, partagée sur le réseau social TikTok, cumule 2,1 millions de j’aime et plus de 20 000 commentaires. 

compte TikTok funnykey123

Lancée d’abord en Chine en 2016, l’application de création et de partage de vidéos polarise aujourd’hui l’attention du monde entier et de toutes les tranches d’âge. 800  millions d’utilisateurs l’utilisent en moyenne 52 minutes par jour, 41% d’entre eux ont entre 16 et 24 ans. La raison d’un tel succès ? Une application simple, un scroll infini, des vidéos légères et humoristiques, des danses, des tubes et des tendances.

“Le réseau social de la vraie vie

Des vidéos comme celles de Luisa et Shawn, sur Tiktok, il y en a énormément. Le hashtag #CoupleGoals, qui référence en large majorité, des mises en scène de couples hétérosexuels et monogames, comptabilise 150 milliards de vues.  

Autour d’autres hashtags (#CoupleChallenge #PranksCouples #Husbandandwife…) on assiste à des déclarations d’amour, annonces de grossesses, séances de câlins, vrais ou faux dramas et inlassables pranks (canulars)… tandis que les “j’aime” et les commentaires défilent par millions. 

compte TikTok de makayla.domagalski1

compte TikTok anxietycouple

Sur TikTok, oubliez les moments magiques dans des lieux paradisiaques qui, sur Instagram, règnent en maîtres, parfois au détriment de “la vraie vie”. Ici, on aime autant les plages désertes qu’une séance Netflix sur le canapé, les couples minces et beaux que les couples que l’on croise au supermarché. Sur TikTok, les robes de soirée font autant d’effet que les pulls délavés et les demandes en mariage autant que les scènes de ménage. 

“C’est le réseau social de la vraie vie, nous explique Aurore Malet-Karas, docteur en neurosciences et sexologue. “Le fait que TikTok soit un réseau social plus populaire, où n’importe qui mette en scène son couple, crée chez les utilisateurs un mécanisme d’identification beaucoup plus fort” poursuit-elle. Pour la chercheuse, on pourrait presque voir TikTok une sorte de “contre-Instragram” :

“Ces contenus ont pu être faits en réaction à ces goals inatteignables d’Instagram. Comme une contre-réaction des ces personnes qui font des choses sans filtre et plus naturelles, plus simples et vivantes”.

A l’image des Américains Sam et Lona, personnes de petite taille, en couple, qui ont 3,8 millions d’abonnés sur leur compte TikTok :

“Authenticité

“Les gens aiment l’authenticité“, confirme Gauthier Hamard, qui tient la chaîne @Le20veineux avec sa compagne Molly. Leurs 4 millions d’abonnés et 60 millions de “j’aime” les ont propulsés en un an et demi dans les dix couples français les plus influents de la plateforme, selon nos calculs. L’influenceur nous décrypte leur succès :

“Au lancement de notre compte, on a d’abord insisté sur le côté couple goals. Molly est belle, moi je fais beaucoup de sport, j’ai un cadre de vie qui peut être inspirant…. Mais on a vite compris que ce qui faisait le plus notre succès reste la créativité. Au fil des vidéos, on a créé des personnages et des mises en scène très variées“.

capture d’écran du compte TikTok @le20veineux

Leurs vidéos, des pastilles d’une quinzaine de secondes sans parole, permettent de “toucher un maximum de monde”. L’influenceur a bien compris comment faire des vidéos à succès :

 “Ce que veulent les gens sur TikTok, c’est du contenu rapide, efficace, qui fasse rire.”

Une recette qu’il semble parfaitement appliquer, à l’instar de cette vidéo qui a plus de 30 millions de vues au compteur :

Tâches domestiques et rôles genrés

Seulement, on relève régulièrement dans les tendances #CouplesGoals de TikTok des mécanismes de genre bien rôdés. Exemple : les hommes filment leurs mains abîmées, puis les mains manucurées et soignées de leur compagne. “Mes mains ressemblent à ça, pour que les siennes ressemblent à ça”, expliquent t-ils. Ici, l’homme travaille, pour offrir à la femme tout ce qu’elle veut. Comme dans cette vidéo qui a récolté plus de 280k likes, ou dans celle-ci de Gauthier Hamard :

Sous une forme plus humoristique, certains Tiktokeurs traitent des stéréotypes de genre en mettant l’accent sur la charge mentale des femmes.

vidéo TikTok de garnierfamily_, 23,7 K likes
vidéo TikTok du compte marco.dinero, 942,7 K likes (!)

“Les clichés homme/femme marchent super bien”, reconnaît sans problème @Le20veineux.  Mais, selon le TikTokeur, ce qui marche le plus, ce sont les pranks. Des canulars, en très grande majorité mis en scène, où le couple se piège. Abîmer des affaires, faire croire qu’on a effacé une partie de jeu vidéo, simuler sa mort ou pire, une infidélité, fait littéralement exploser les statistiques.

“A chaque fois que je fais un prank, je sais que ça va cartonner”, développe-t-il. “Mais je n’aime pas les pranks, en faire ou en regarder, car je sais pertinemment qu’ils sont tous faux.”. 

L’influenceur reconnaît toutefois que pour les créateurs de contenus le prank est tentant car une recette au succès facile :

“Ce qui est important dans une vidéo TikTok, c’est le temps de visionnage. Et les pranks poussent à rester jusqu’à la fin du visionnage de la vidéo.”

Pour les non-initiés, voici un exemple d’un prank 8,4 mo de vues, sur le compte d’ Adam W :

Le prank et la banalisation des violences

Parmi les pranks qui ont connu leurs moments de gloire, certains interrogent dans leur banalisation de la violence. Le plus consternant d’entre eux est sans doute le prank serviette. On vous résume rapidement le concept : soit, l’un des partenaires (très majoritairement la femme) porte une serviette et se filme face caméra. Elle enlève sa serviette faisant mine de dévoiler ses sous-vêtements, en guettant la réaction de l’homme filmé en arrière plan. Soit, elle se filme en serviette en train de danser sur la chanson Bad de Michael Jackson, avant de faire tomber la serviette devant la caméra, face à un homme qui va réagir “instinctivement”.

“Ce qui est très questionnant, c’est la mise en avant de la violence, pointe Aurore Malet-Karas, Ici, une femme valide des réactions à minima virulente de la part des hommes, au pire, violente”. La docteur en neurosciences et sexologue y voit l’incarnation d’un “double discours permanent dans nos sociétés” :

“On est en train de vouloir dénoncer les violences commises par les hommes et, ici, un homme est valorisé quand il montre violemment qu’il tient à sa partenaire.”

Et de fait, les tendances TikTok dont l’objectif est de provoquer la jalousie de son partenaire et de le faire réagir, sont particulièrement nombreuses, à l’instar des deux vidéos ci-dessous qui cumulent des centaines de milliers de vues.

vidéo du compte loukaki24
vidéo du compte cindytps

Cerveau et dopamine

Quels sont les risques de voir un tel contenu ?  Sur les pranks, Gauthier Hamard pointe la crédulité d’une communauté jeune et naïve :

“Beaucoup croient que les TikTok pranks sont vrais.”

“On peut prendre ce genre de prank à la légère, se dire que ce n’est pas si grave que ça. Mais le problème, c’est que si le cerveau ne voit que ça, il va le transformer en habitude”, déplore également Aurore Malet-Karas.

L’algorithme de TikTok, qui analyse les profils et propose aux utilisateurs des contenus à fort taux d’engagement, vient renforcer ce qui est visionné. Le succès de la plateforme, qui réside aussi dans l’imitation des contenus à la mode, participe à la multiplication de ces messages problématiques. Voir défiler sur son écran toujours les mêmes choses, les mêmes blagues, et les mêmes mises en scène… a une incidence directe sur les mécanismes du cerveau.

“On sait que le cerveau aime les habitudes, poursuit Aurore Malet-Karas, plus vous renforcez les choses que vous aimez, plus vous allez vouloir les renforcer, au bout d’un moment vous allez aimer toutes les choses qui se ressemblent”. C’est la recette piège bien rodée des réseaux sociaux : forcer notre cerveau à sécréter de la dopamine et à nous rendre accros à leur utilisation :

“Quand vous aimez quelque chose, votre cerveau produit de la dopamine. Et quand vous revoyez un contenu similaire, le cerveau, qui a appris que c’était bien, va produire plus de dopamine.”

Humour et amour 

Le couple goal n’a-t-il qu’un mauvais versant ? Ce n’est pas si simple, selon Aurore Malet-Karas, qui insiste sur l’humour de nombreux couples de TikTok en France et sur ses potentiels bénéfices pour leurs abonnés ou spectateurs :

“Quand on tombe sur des videos de couples qui ont l’air de bien rigoler, et que l’on rencontre des difficultés dans notre propre relation, voir des personnes complices peut inciter à améliorer les choses.”

La chercheuse note également que la réalisation de ces vidéos constitue une activité de couple qui peut-être bénéfique : “Les couples qui créent des vidéos ont quand même l’air de bien s’amuser. TikTok peut être une activité commune.” 

vidéo du compte @lovesoreal
vidéo du compte TikTok de Cyril et Marina @lescorbz

“Par contre, conclut Aurore Malet-Karas, le public doit garder à l’esprit qu’ils ne montrent que les bons aspects du couple. Qu’est-ce-qui se passe derrière ? On ne sait jamais ce qu’il se passe, une fois la caméra éteinte.”