Récupéré par de grandes entreprises, critiqué aussi bien par des émissions satiriques que par un ex-président démocrate, confisqué par l’extrême-droite : le terme woke a désormais tout du terrain miné.
Couvrant la première année du mandat de Donald Trump, le précédent épisode de cette série s’achevait sur un constat : celui de sa mutation suite à son appropriation culturelle.
Echappé du langage vernaculaire afro-américain et désormais grand public, woke n’est plus en 2017 une expression pour initiés, mais une étiquette fourre-tout qui se retrouve entre le marteau et l’enclume : “la gauche l’utilise comme un raccourci signifiant progressisme politique, et la droite comme un dénigrement de la culture de gauche”, résumait Vox fin 2020. Présenter woke comme forcément laudateur (ou même neutre) dans la bouche d’un démocrate serait toutefois réducteur, puisque “même à gauche, l’idée d’être woke peut être à double tranchant, et suggère souvent une approche agressive et performative du progressisme qui ne fait qu’empirer les choses”, poursuit l’article.
Une matière à critiques et bonnes vannes
Le Daily Show, l’émission satirique de la chaîne Comedy Central, a illustré cette critique en février 2018 via une vidéo postée sur YouTube et intitulée “How woke is too woke ?” (“Quel degré de woke est trop woke ?”). L’animateur Trevor Noah, humoriste sud-africain qui a grandi dans un pays déchiré par l’apartheid, déclare ainsi :
“parfois, les gens sont tellement woke qu’ils nuisent à leur combat”
Noah démarre son exposé visible ci-dessus par une anecdote : lors d’une balade avec des amis (tous blancs), un homme leur avait crié “sale singe !”. Illico, l’un des camarades de l’animateur lui avait témoigné sa compassion face à l’injure, inspirant à Noah la question “mais qui te dit que c’est moi qu’il visait en parlant de singe ?”. Après cet exemple d’inconscient raciste maquillé en bienveillance (d’aucuns parleraient de micro-agression), l’animateur enchaîne en critiquant un élu démocrate du clan Kennedy. Après un discours en soutien aux jeunes immigrés clandestins ayant grandi aux Etats-Unis, ce Représentant du Congrès leur avait adressé quelques mots en espagnol… alors que la majorité d’entre eux parlait parfaitement anglais. Trevor Noah y a vu un mélange de condescendance et de maladresse relevant du “préjugé accidentel”.
Si cette vidéo du Daily Show relève de l’édito politique parsemé de bonnes vannes, la recette inverse (de l’humour teinté de politique) n’épargne pas le Woke, comme l’illustre un sketch diffusé à l’été 2018 devenu viral en ligne – plus de 23 millions de vues rien que sur Facebook. Diffusé outre-Manche sur la BBC One dans l’émission Tracey Breaks the News (ci-dessous), il imagine un groupe de parole “pour personnes tellement woke qu’il leur est totalement impossible de s’amuser” :
Une animatrice y encadre de jeunes progressistes “qui ruinent leur vie en étant trop vertueux”, à l’image d’un nouveau venu pour qui “tout a commencé par des petites choses, comme signer une pétition en ligne, ou participer à une manifestation”. “Avant même que je m’en rende compte, j’écrivais au Guardian sur la représentation LGBT dans la saga Harry Potter”, confesse-t-il à ses camarades outrés (entre autres) par la série Friends jugée “problématique”. La mise en scène du sketch évoque autant les réunions de personnes souffrant d’addictions (type Alcooliques Anonymes) que celles de rescapés de sectes. Cet aspect pseudo-religieux fait partie des critiques adressées au wokisme, qualifié par plusieurs intellectuels comme une nouvelle croyance dans un monde sécularisé.
Woke, une nouvelle religion ?
Dans un article intitulé Les nouvelles religions de l’Amérique, paru en décembre 2018 dans le New York Magazine, le blogueur conservateur (et figure du mouvement LGBT) Andrew Sullivan met en parallèle la foi exubérante des deux bords du spectre politique états-unien. À droite, “la secte de Trump, un demi-dieu qui selon ses adorateurs ne peut commettre aucune faute”. À gauche, “la secte de la justice sociale, une religion dont les disciples [on notera que le terme anglais utilisé est “follower”, soit le même que pour qualifier un abonné sur Twitter, ndlr] font preuve du même zèle que n’importe quel chrétien évangélique born-again”. Sullivan illustre cette comparaison par un jeu de mots en évoquant “les jeunes partisans du Great Awokening”.
L’historien suisse Olivier Moos, chargé de recherche à l’Institut Religioscope, en a tiré le titre d’une étude parue fin 2020 intitulée The Great Awokening – Réveil militant, Justice Sociale et Religion (pdf). Il explicite ainsi cette formulation:
“Un moment culturel caractérisé par un renouveau de ferveur et de mobilisation, articulé sur un rejet des normes libérales jugées stériles et oppressives au profit d’une nouvelle vigueur morale libératrice, et plus ou moins apparenté aux réveils religieux qui ont ponctué l’histoire du protestantisme nord-américain depuis le 18e siècle, période du premier Great Awakening (1730-1760)”.
Cette analogie permet à Sullivan de considérer la “cancel culture” et la reconnaissance de privilèges – soit des pratiques militantes associées au mouvement woke – comme autant de rites religieux modernisés :
“Comme les Chrétiens après le Moyen-Âge, [les Woke] punissent l’hérésie en bannissant de la société les pêcheurs ou en leur imposant des humiliations publiques, et laissent entrevoir une possibilité de rédemption par de minutieuses confessions publiques de leurs péchés. La théorie de la justice sociale exige la reconnaissance du privilège blanc d’une manière qui rappelle de manière frappante la reconnaissance du pêché originel. Un Chrétien vit une nouvelle naissance ; un activiste devient woke”.
En juillet 2020, Sullivan a été écarté du New York Magazine. “Attaquer ou railler les idées et méthodes de la théorie critique [“le programme woke”, comme il l’appelle plus loin, ndlr] comme je l’ai fait continuellement dans cet espace est désormais non conforme aux valeurs de Vox Media [l’éditeur du NY Mag, ndlr]”, écrit Sullivan pour justifier son éviction. Depuis son départ, l’auteur a lancé sa newsletter tout en continuant de railler le wokisme sur Twitter.
Woke-washing : quand le capitalisme vire au woke
Dans un pays dont la devise “In God We Trust” (“En Dieu nous croyons”) apparaît sur chaque billet d’un dollar, capitalisme et religion font bon ménage, et le terme woke ne tarde pas à faire son apparition dans des analyses de stratégies d’entreprises.
En février 2018, alors que plusieurs grandes marques américaines ont annoncé des mesures progressistes (soutien à la cause LGBT, désengagement vis à vis du lobby des armes à feu, etc.), le New York Times publie un article intitulé The Rise of Woke Capital (L’essor du capital woke). Son auteur, Ross Douthat, estime qu’il y a deux façons d’analyser cette tendance : soit en saluant une prise de conscience grandissante des enjeux sociétaux par les entreprises, soit en y voyant un leurre pour détourner l’attention des activistes alors que perdurent les inégalités, notamment salariales. “En fait, ce ne sont pas deux histoires différentes : seulement deux aspects d’une même histoire”, estime le journaliste, qui voit dans ce “capitalisme woke” une forme de paix achetée, de diversion :
“Une certaine forme de grandiloquence morale sur des causes sociales progressistes, un certain degré de ‘wokeness’ performative, est concédé aux militants de gauche à titre préventif, dans l’espoir que ce soutien des entreprises américaines dans le combat culturel atténuera leurs envies d’imposer ou de réguler trop fortement leurs nouveaux monopoles”
Après le greenwashing, que Wikipedia définit comme “un procédé de marketing ou de relations publiques utilisé par une organisation dans le but de se donner une image de responsabilité écologique trompeuse”, place au woke-washing. L’occurrence compte désormais 37 100 résultats sur Google.
Une telle pratique pouvait difficilement échapper à la satire : en février 2019, le Late Show de Stephen Colbert a imaginé des ersatz de la (vraie) pub Gillette, après que la célèbre marque de rasoirs avait sorti un spot surfant sur la vague #MeToo pour dénoncer la masculinité toxique, loin de l’image macho associée à la marque. Tout en s’avouant sensibilisé par la pub Gillette, Colbert s’interroge :
“Est-ce que nos institutions publiques sont si faibles qu’on doit recevoir des leçons de morale par une entreprise qui vend des rasoirs ? Parce que d’abord, c’est Gillette, mais ensuite vous verrez que n’importe quelle entreprise voudra monter en marche dans le train woke !”.
S’ensuit une parodie d’une entreprise vendant des grattoirs à glace pour dégivrer des pare-brises, dont le slogan initial “Fight Frost” (“combats le gel”) est remplacé par “Scrape away toxic masculinity” (gratte la masculinité toxique !).
Popularisée en 2018, l’expression “Get Woke go broke” est ainsi résumée par Wikipedia : “le sentiment que les entreprises (notamment celles du secteur du divertissement) qui adhèrent au politiquement correct ou cèdent aux demandes des militants pour la justice sociale, en souffriront financièrement”. Début 2020, un article du Chartered Institute of Marketing (organisme britannique) reprend la formule dès son titre : “When brands go woke, do they go broke?” (“quand les marques virent woke, est-ce que la ruine les guette ?”).
“Woke est, ou est devenu, un terme politiquement chargé, qui relève autant de la critique de mode de vie que d’un véritable ensemble de valeurs”, estime l’analyse qui interroge finalement la notion de responsabilité sociale des entreprises, ou du moins la façon dont elle peut être présentée aux clients :
“Les marques devraient faire une distinction entre être woke et avoir une mission [au sens militant, ndlr] car il est de plus en plus clair que des employés ou clients potentiels apprécient celles qui font des choix positifs. Toutefois, toutes les entreprises ne peuvent pas être guidées par une mission, et celles qui cherchent à susciter une mission contraire à l’histoire d’une marque doivent avoir conscience des risques encourus (…)”.
Dans le cas de Gillette -dont le fameux spot “woke” publié sur YouTube début 2019 culmine désormais à 36 millions de vues, mais avec 1,6 million de réactions négatives, et moitié moins de “likes”- cette mutation d’image n’aura pas eu l’effet escompté sur les ventes : quelques mois après la campagne, la valeur de la marque était dépréciée par sa maison-mère de 8 milliards de dollars. Pour justifier pareil gadin, la firme avait alors pointé des fréquences de rasage moins élevées, goût pour la barbe oblige.
La résistance du woke au premier degré
Critiqué pour son caractère excessif, comparé à une nouvelle religion intransigeante, récupéré par le marketing : qui peut bien encore utiliser le terme woke au premier degré et de manière positive en 2018 ? On trouve quelques exemples du côté de la communauté afro-américaine, comme dans une ultime tentative de se réapproprier un terme désormais galvaudé.
Ainsi en juin 2018 le rappeur Meek Mill sort le morceau engagé Stay Woke dénonçant, aux côtés du chanteur R&B Miguel, les discriminations du système judiciaire américain en faisant référence au mouvement Black Lives Matter. Le morceau est dévoilé sur la scène des BET Awards (cérémonie annuelle organisée par la chaîne Black Entertainment Television). A grands renforts de figurants, la mise en scène théâtrale dénonce les violences policières et l’incarcération massive des afro-américains :
Si sa présentation sur scène est saluée par la critique, Stay Woke (11 millions de vues sur YouTube pour sa version audio) ne sera néanmoins pas un succès commercial.
Côté politique, et à l’approche de la campagne présidentielle de 2020, une autre utilisation sincère du terme woke s’incarne fin 2018 dans l’initiative BeWoke. Cette plateforme en ligne a pour but de mobiliser les jeunes électeurs noirs à l’approche des futures élections, en les incitant à s’inscrire dans les bureaux de vote. Sans s’afficher ouvertement anti-Trump, c’est bien pour contrer la réélection du milliardaire républicain que le site entend expliquer “aux électeurs noirs de la Génération Z et Millenials” -les moins de 35 ans, donc- “le sens, l’histoire et le but de la participation civique dans le cadre de la justice sociale”.
Plusieurs podcasts et autres émissions vidéo sont produits, avec des invités people (Jamie Foxx, Kim Kardashian, Will.i.am) ou politiques (les démocrates Pete Buttigieg et Maxine Waters). Mais plus de deux ans après le lancement de BeWoke, malgré la défaite de Trump, le constat n’est guère reluisant pour l’initiative. Côté audiences, les chiffres ne sont pas faramineux : la vidéo ci-dessus culmine par exemple à une vingtaine de vues sur YouTube, tandis que le compte Twitter a attiré seulement un millier d’abonnés, malgré une relative influence sur Instagram (22,1K abonnés).
Mais au-delà de ces statistiques, ce sont surtout les résultats de l’élection qui ont un goût d’échec pour BeWoke. En 2020, 12 % des électeurs afro-américains ont ainsi voté pour Trump, contre 8% il y a quatre ans. “Ce chiffre est d’autant plus significatif que le taux de participation de cet électorat, qui représente 12 % de la population, devrait être bien plus élevé qu’en 2016”, explique Le Monde.
La critique vient de l’intérieur
En août 2019, la féministe afro-américaine Loretta Ross signe dans le New York Times un billet intitulé “Je suis une féministe noire. Je pense que la culture du call-out est toxique”. Cette militante pour la justice reproductive, que personne ne pourrait soupçonner de conservatisme, incarne une critique de certaines pratiques woke, qui vient de l’intérieur (de la “gauche”).
En octobre 2019, l’utilisation de ce terme par le premier président noir des Etats-Unis va marquer les esprits car c’est un regard critique qu’Obama pose sur les Woke, en mettant, lui aussi, en garde les militants contre les excès moralisateurs, lors du sommet annuel de sa fondation à Chicago :
“L’idée de pureté, de n’être jamais compromis et d’être toujours politiquement ‘woke’, tous ces trucs, vous devriez en finir vite avec ça… Le monde est compliqué, il y a des ambiguïtés. Des gens qui font de très bonnes choses ont des défauts. Des gens avec qui vous vous battez peuvent aimer leurs enfants et même, vous savez, partager certaines choses avec vous”.
Moins d’un an plus tard, en juillet 2020, cette inquiétude de gauche face aux excès des nouveaux mouvements militants progressistes s’exprime dans une tribune qui aura un retentissement international. Aux côtés de Loretta Ross donc, mais aussi de Noam Chomsky, Salman Rushie ou Thomas Chatterton Williams, ils sont près de 150 intellectuels à co-signer ce texte paru dans le Harper’s Magazine. Si le terme woke ne se retrouve pas dans cette tribune qui semble pourtant viser les excès de ce qu’il désigne (comme le résume très bien TCW dans la citation ci-dessous), ce n’est certainement pas un hasard.

“le purgatoire linguistique”
Woke a acquis une connotation doublement péjorative : d’abord pour les personnes désignées par l’étiquette, ensuite pour ceux qui l’utilisent de manière critique, prompts à être catégorisés “d’extrême-droite”. Comme l’écrit l’auteur afro-américain Damon Young dans le New York Times (“Pour la défense de “woke”) en novembre 2019 :
“Comme “virtue-signaling” [grandiloquence morale] et “social justice warrior”, woke en dit désormais plus sur les opinions politiques de la personne qui l’utilise que sur son objet”.
Et il ne croit pas si bien dire puisque dans un billet du Guardian intitulé “Le retour de bâton anti-woke n’est pas une blague – et les progressistes vont perdre s’ils ne se réveillent pas”, la journaliste Ellie Mae O’Hagan affirme que toutes les personnes de gauche s’alarmant de certains excès woke “devraient se demander pourquoi elles répètent comme des perroquets des arguments majoritairement avancés par l’extrême-droite”.
Si le mot est donc de plus en plus utilisé de façon péjorative par des locuteurs conservateurs ou critiques, s’il est même considéré (du moins par certains) comme un élément qui discrédite automatiquement la parole de celui qui l’emploie, il reste, encore un peu, utilisé au premier degré d’une façon qu’on pourrait décrire comme “neutre”. Et même si elle est de plus en plus rare, l’un de ces usages au premier degré est l’auto-désignation.
Un cas de figure sur lequel Young n’hésite pas à ironiser :
“Woke surnage désormais dans le purgatoire linguistique des termes inventés par nous [les afro-américains] qui ne peuvent plus être prononcés sans ironie, aux côtés de ‘swag’ ou ‘twerk’ dans la catégorie ‘mots ruinés par les blancs’. Ce qui était un compliment il y a encore quelques années est devenu, au mieux, un motif d’exaspération. Si lors d’un dîner, un inconnu m’est présenté -ou se présente lui-même- comme ‘woke’, je sais qu’il me faudra un peu de whisky avant de lui adresser la parole”.
Une utilisation que l’on retrouve, notamment dans les milieux militants, pour désigner (encore de façon relativement péjorative) les excès de zèle de certains militants. Une sorte de course à la pureté militante (qui commence aussi à être décriée en France) qu’a toujours dénoncé Loretta Ross : “êtes-vous en train de critiquer les gens en privé parce qu’ils sont vitaux au mouvement ou de les dénoncer en publique pour prouver combien vous êtes woke ?”
Est-ce que ce glissement sémantique est le fruit de l’utilisation péjorative du terme par les conservateurs qui a fini par “contaminer” le camp woke ou est-ce le résultat d’une accumulation d’excès de la pratique du “call-out” qui a fini par pousser certains “Woke” à dénoncer ces excès de zèle via ce terme ? Difficile à dire. Peut-être les deux ?
La polysémie de woke se retrouve logiquement dans l’appellation “anti-woke”, qui vise autant les déçus de la gauche que les authentiques réactionnaires (qu’on retrouve d’ailleurs pêle-mêle dans la toute jeune organisation FAIR). Cette culpabilité par association explique en partie la reconfiguration du paysage médiatique anglophone observée ces dernières années.
Le succès des anti-woke ?
Lassés d’être caricaturés comme des suppôts fascistes -y compris par certains de leurs collègues- pour leurs opinions sur l’antiracisme ou l’activisme trans, de nombreux journalistes “anti-woke” et dotés d’une certaine audience sur les réseaux sociaux ont démissionné de leurs médias installés. On retrouve parmi eux : Andrew Sullivan (ex-New York Magazine), Bari Weiss (ex-New York Times), Suzanne Moore (ex-Guardian), Glenn Greenwald (ex-The Intercept), Matthew Yglesias (ex-Vox), entre autres, désormais tous actifs sur Substack. Cette plateforme fondée en 2018 permet aux auteurs de publier des newsletters accessibles sur abonnement.
Ce statut de “terre promise des anti-woke” attire à la plateforme de nombreuses critiques, auxquelles l’auteur Fredrik deBoer, utilisateur de Substack, a répondu dans un billet pointant l’homogénéité grandissante de l’idéologie des médias grand public pour expliquer le succès de ce nouveau vivier de voix “discordantes”. L’intellectuel régulièrement publié par le Washington Post, entre autres, s’interroge :
“La grande majorité des Etats-Unis n’est pas woke, notamment la grande majorité des femmes et des personnes racisées. Comment pourrait-il être sain que l’intégralité de l’industrie médiatique soit sous le coup d’un seul mouvement politique de niche, que personne n’aime qui plus est ? Pourquoi personne dans les médias ne semble prêt à avoir une conversation honnête et inconfortable sur la quasi mainmise de leur industrie par une idéologie marginale ?”
Selon deBoer et ses pairs, si la posture intellectuelle des “anti-woke” (qui s’épanouit également sur des sites comme UnHerd ou New Discourses) rencontre un tel succès, la responsabilité incombe à l’uniformité des rédactions traditionnelles. On pointera toutefois que cette analyse élude totalement la polarisation des médias américains engagés depuis des années avec l’essor de médias conservateurs (Fox News, New York Post) difficilement qualifiables de woke, et encore moins “de niche”.
Après le woke-washing, doit-on s’attendre à un anti-woke-washing dans les prochaines années si l’exode de plumes libres et de leur lectorat menaçait sérieusement les recettes déjà fragiles de certains médias ? En ayant triplé son nombre d’abonnés durant la présidence Trump pour atteindre 7,5 millions fin 2020, le New York Times, caricaturée en “chapelle woke” par ses contempteurs, permet de relativiser cette hypothèse.
Ce terme “anti-woke” mériterait d’ailleurs un article dédié, tant son sens et ses usages sont également complexes. Pour preuve, ce tout récent tweet de Thomas Chatterton Williams, très souvent critique des excès du wokisme et que d’aucuns pourraient facilement qualifier d’anti-woke. TCW insiste sur la différence entre “être anti-woke” et “ne pas être woke” et sur le piège de l’anti-wokisme :
“C’est exact. C’est la différence entre être anti-woke (qui reproduit les mêmes erreurs) et plus simplement ne pas être woke (ce qui est l’unique façon durable d’avancer)”
[répondant à:] “Et de même, quand les Woke se mangent entre eux, proposez votre soutien aux Woke bannis, ne vous moquez pas d’eux avec des ‘bien fait pour ta gueule’. Soyez plutôt “ouais, on sait, on a vécu ça et ça craint. On a une place pour vous ici et vous n’êtes même pas obligés de croire les mêmes choses que nous”. Ayez juste de la compassion”.
Nous arrivons à l’issue (temporaire ?) de cette série tentant de mieux comprendre le terme “woke” et sa trajectoire anglo-saxonne. Si l’objectif initial – rappeler son histoire, ses évolutions et enjeux- semble atteint, cerner de manière définitive un terme ayant tant de facettes et de connotations reste illusoire. La “mise en sommeil de woke” est désormais tentante face aux risques qu’il fait courir à ceux qui l’utilisent (qu’ils en soient partisans ou contempteurs). Dans un camp comme dans un autre, qui apprécierait d’être assimilé à un fanatique sectaire (en le prononçant au premier degré) ou à un dangereux néo-fasciste (en l’utilisant pour critiquer ou se moquer) ?
Quel que soit le destin du terme, woke est d’ores et déjà assuré d’avoir une postérité télévisuelle. En septembre 2020, juste après un été marqué par le renouveau du mouvement Black Lives Matter, le service de vidéo à la demande sur abonnement Hulu a dévoilé une nouvelle série intitulée…Woke. Créée par deux scénaristes afro-américains (Keith Knight et Marshall Todd), elle raconte comment un dessinateur de San Francisco sur le point de rencontrer un succès grand public “sabote” sa carrière en devenant plus engagé politiquement. L’artiste en question, bien que noir, ne faisait pas grand cas du racisme de la société américaine avant d’être victime de violence policière. Cet incident lui fait désormais voir le monde autrement :
Encore inédite en France, la série en huit épisodes a été plutôt bien accueillie par la presse américaine, même si certains critiques ont remis en cause la pertinence de Woke compte tenu du climat socio-politique états-unien lors de sa diffusion.“Le projet devait sans doute apparaître plus provocateur lorsqu’il a été développé il y a deux ans, mais dans la foulée des manifestations dans tout le pays pour la justice raciale après les meurtres de George Floyd et Breonna Taylor par des policiers (…), c’est une série qui semble dépassée”, écrit ainsi sur Indiewire le critique afro-américain Tambay Obenson, qui reproche finalement à la série de ne pas être assez…woke. Malgré ces réserves, la série a été renouvelée pour une deuxième saison : on n’a pas fini de lire et d’entendre le “mot en w-”.
[SÉRIE] QU’EST-CE QUE LE WOKE ? → 1. Edito → 2. Les origines (XXe - 2017) → 3. L’appropriation culturelle d’un mot polysémique → 4. Le déclin (2018 - 2021)