COMEDIAN PETE DAVIDSON IN THE “LEVI’S WOKE” SKETCH ON SATURDAY NIGHT LIVE (NBC) IN SEPTEMBER 2017 – YOUTUBE CAPTURE

[Série] Qu’est-ce que le woke ? 3. L’appropriation culturelle d’un mot polysémique

3 Shares
3
0
0
0
0
0

Entre 2017 et 2018, après l’arrivée de Trump à la Maison Blanche, “woke” entre dans le dictionnaire et le langage courant. Les critiques se multiplient contre le mot qui s’éloigne de ses racines afro-américaines avec son appropriation par le grand public puis l’émergence du mouvement #MeToo.

Outre-Atlantique, 2017 s’ouvre avec l’investiture de Donald Trump, et les progressistes américains ont la gueule de bois. Le terme woke prend tout son sens : impossible de rester “endormi” quand l’information quotidienne, via les médias traditionnels comme les réseaux sociaux, diffuse en continu des raisons de ne pas fermer l’œil. 

La popularité grandissante du terme ne fait pourtant pas l’unanimité, loin de là, même parmi les militants concernés. S’il intègre les dictionnaires anglophones à la mi-2017, woke attire l’attention des lexicographes un an plus tôt : il est ainsi candidat à la distinction “mot de l’année 2016” pour le Oxford Dictionary. “Post-truth” (post-vérité) lui est finalement préféré. Il faut dire qu’une linguiste avait argumenté contre cette distinction dans un billet publié par le propre site de l’institution ! Intitulé How “woke” fell asleep (“Comment “woke” s’est endormi”), ce texte -qui semble avoir été dépublié depuis mais dont une archive reste accessible– est signé Nicole Holliday, une universitaire qui se présente sur Twitter comme “métisse afro-américaine”. 

Après en avoir rappelé les origines communautaires évoquées dans l’épisode précédent de cette série, Holliday écrit : 

“La signification politique de ‘woke’ semble hélas parfois expurgée. Une recherche sur Twitter aujourd’hui montre que si ‘stay woke’ (restez éveillés) est toujours utilisé dans des tweets avec son sens politique initial pro-noir, il l’est également dans des tweets non-politiques et humoristiques”. 

Exemples à l’appui, elle estime que le terme “a été privé de sa gravité comme de son aspect rassembleur pour les noirs et leurs alliés conscients face à l’oppression”.

L’aseptisation raciale du mot

Pour Nicole Holliday, “l’aspect racial du woke a été aseptisé pour le grand public”. Début 2017, deux mois après la publication de son analyse, Holliday s’insurge sur Twitter en apprenant que woke vient d’être élu “mot d’argot de l’année 2016” par la American Dialect Society (pdf), une institution fondée en 1889 réunissant des linguistes, lexicographes, et autres grammairiens. Le mot est désormais pour elle “carrément dépassé alors que cette année et ce pays sont tout sauf woke”

Un autre linguiste, Taylor Jones, critique également à cette occasion l’appropriation culturelle du terme, en soulignant que la quasi-totalité des spécialistes de la American Dialect Society ayant distingué woke sont blancs. Jones, lui-même blanc mais spécialiste de l’anglais vernaculaire afro-américain, avait publié quelques mois auparavant cet avertissement sur Twitter :

“Pour les blancs, message d’intérêt public : ‘woke’ est un label que les gens vous décernent. On ne peut pas s’auto-déclarer woke. Ce n’est pas comme ça que ça marche. Parce que souvent, on ne l’est pas”. 

En avril 2017, l’exaspération grandissante de Jones quant à la réappropriation du terme woke lui inspire cet avis de décès sur Instagram : “RIP. Woke 1963-2017”

Ce qui signe à ses yeux l’arrêt de mort du terme est la vente de badges présentés -sans ironie, a priori- comme woke dans un magasin américain. Moyennant $1,50, on peut acheter un accessoire affichant des pensées aussi bienveillantes que “Rise above hate” (“Surmontez la haine”), “Full of love, free of gluten” (“rempli d’amour, pas de gluten”) ou encore “Deep breaths” (“grandes inspirations”). Désormais réduit à un simple argument marketing, voilà woke bel et bien “racialement aseptisé”, pour reprendre le propos de Nicole Holliday.

Le woke et le Woke, matières à chroniques acides

En mai 2017, l’analyse de Holliday connaît un regain d’intérêt : elle est citée dans un article du New York Times qui martèle le mot woke à 13 reprises pour évoquer l’évolution du paysage audiovisuel américain. Tout en pointant l’émergence post-victoire de Trump de programmes a priori taillés pour la “résistance” évoquée plus tôt, l’article rappelle que les plus grands succès d’audience de l’époque, comme la série The Big Bang Theory par exemple, ne sont pas particulièrement woke. Pire : “pour chaque programme woke, il y a sept sitcoms autour de la blanchité” estime André Brock, un professeur de communication interviewé. Le New York Times ne précise pas si cette estimation est sourcée ou relève de la figure de style, mais l’Université du Michigan, où Brock enseigne, relaye illico son intervention dans le quotidien de référence, posant très sérieusement la question : “est-ce que la TV est aussi woke qu’on l’espère ?”:

Une semaine plus tard, cette chronique en suscite une autre, bien plus acide, dans le Boston Globe. Son auteur, le journaliste Alex Beam, la partage sur Twitter en qualifiant son texte de “grognon”, accompagné du hashtag #vivelalanguenouvelle (en français dans le texte). Dans cette chronique intitulée Not woke and never will be (“Je ne suis pas woke et ne le serai jamais”), l’auteur relaie à son tour l’analyse de Nicole Holliday avant de caricaturer ce qui, pour lui, fait d’une personne quelqu’un de woke : “Vous utilisez le mot ‘intersectionnalité’ beaucoup même si vous n’êtes pas totalement sûr d’en connaître la signification ? Si c’est le cas, vous progressez bien sur le chemin de la wokitude”. La conclusion de cette chronique – dont la parution précède de quelques jours le scandale de l’université d’Evergreen que nous évoquerons plus tard- est sans appel : 

“Le véritable objectif du ‘woke’ est de diviser le monde entre d’auto-proclamés gardiens du langage et des comportements très à jour des problématiques sociales, et le reste de l’humanité”.

Pendant que le mot woke inspire articles, tribunes et autres débats en l’éloignant toujours plus de ses racines afro-américaines, l’actualité continue de diviser le pays. Entre les décrets migratoires controversés de Trump ciblant des pays musulmans, la violente manifestation de suprémacistes blancs à Charlottesville ou encore les protestations d’athlètes afro-américains durant l’hymne national, l’injustice raciale reste une préoccupation majeure. Sur Twitter, #BlackLivesMatter est sans surprise dans le top 10 des hashtags utilisés en 2017 aux Etats-Unis. S’il est une séquence de l’année qui reste, près de quatre ans après, le symbole -voire la caricature- de la question woke en matière d’anti-racisme, c’est bien celle du Evergreen State College, une université de l’Etat de Washington. 

Le scandale Evergeen ou la caricature du woke

Depuis plusieurs décennies, cet établissement dénonce symboliquement les discriminations avec son traditionnel ‘Jour d’Absence’. Durant cette journée annuelle, étudiants et personnels racisés sont invités à s’absenter du campus pour illustrer leur importance au sein de l’institution. En 2017, élection de Trump oblige, des militants de l’université décident de marquer le coup en inversant le concept habituel : cette année, les individus blancs sont priés de rester en dehors du campus durant le Jour d’Absence. Bret Weinstein, professeur de biologie à Evergreen, y voit “un acte d’oppression” contre-productif et s’en insurge, au grand dam d’étudiants activistes.

Au fil des semaines, le climat se tend. Selon le journal des étudiants de l’université, “les manifestations qui débutent le 14 mai marquent la culmination d’une année d’agressions racistes, documentées ou non, à la fois au sein et de la part de l’institution d’Evergreen“. Bret Weinstein devient la cible d’organisations étudiantes : accusé de racisme et harcelé, il est violemment incité à démissionner. En juin, Vice News revient en détail sur le scandale dans le reportage visible ci-dessous :

Si le terme woke n’est pas cité dans le reportage, Bret Weinstein l’utilise toutefois sur Twitter durant la polémique. Le mouvement woke est “cassé”, estime Weinstein, car “beaucoup de gens ont, en ce moment, une fausse et très dangereuse épiphanie”.Rappelons qu’une épiphanie est une “prise de conscience soudaine et lumineuse de la nature profonde”. À en croire Weinstein, “l’éveil” de ses étudiants ne serait donc pas sans risque, car basé sur des contre-vérités. 

On notera au passage que dans le tweet (signé de son frère) que Weinstein relaye, les étudiants venus l’intimider sont taxés de “meute de menteurs” et de “SJWs”, acronyme de “Social Justice Warriors” (soit “guerrier de la justice sociale”). Ce néologisme anglophone péjoratif est utilisé, principalement par l’extrême-droite, pour désigner des progressistes zélés des réseaux sociaux : avec le temps, woke en est devenu pour certains un quasi synonyme, comme on le verra plus tard. 

Depuis le scandale, Bret Weinstein a quitté Evergreen sous le poids des menaces, empochant au passage un confortable chèque de dédommagement. Il anime désormais un podcast dans lequel il critique sans relâche les excès du wokisme. En décembre dernier, il revenait dans le Figaro sur l’affaire qui lui a coûté son poste. Interrogé sur “le danger” (le terme est de la journaliste du Figaro) du mouvement woke, Weinstein dénonce la volonté de “tout recommencer à partir d’une simple page blanche”, ce qui selon lui est “naïf” et mène au “désastre” :  

“C’est l’échec chronique de ce mouvement que de tout simplifier. Aucune nuance n’est possible”.

Vers la fin 2017, le hasard veut que ce soit un autre Weinstein (aucun lien familial) qui défraye la chronique pour des faits infiniment plus graves. Plus encore que le racisme, les violences sexistes et sexuelles vont donner une nouvelle impulsion au wokisme, dont l’une des composantes est la dénonciation publique d’injustices et d’inégalités.

La vague #MeToo 

En octobre 2017, le puissant producteur Harvey Weinstein est visé par d’accablantes révélations du New Yorker puis du New York Times qui exposent son comportement de prédateur sexuel. Ces enquêtes dévastatrices déclenchent le mouvement #MeToo, véritable phénomène viral lancé par un tweet de la comédienne Alyssa Milano.

“Si vous avez été victimes de harcèlement ou d’agression sexuelle, répondez “moi aussi” à ce tweet”, écrit Milano. Le hashtag #MeToo rencontre un grand succès, avec près d’un million de reprises en 48 heures selon Twitter, et plus de 12 millions de publications, commentaires et réactions en moins de 24 heures sur Facebook. 

Quelques mois plus tôt, le Oxford Dictionary définissait ainsi woke : “conscient des problèmes sociaux et politiques, en particulier le racisme”. Les violences sexuelles et sexistes relevant clairement “des problèmes sociaux et politiques”, l’adjectif est sans surprise jugé opportun pour appeler à la prise de conscience post-Weinstein, à l’image de ce tweet publié dans la foulée de l’appel d’Alyssa Milano : 

“Réveillez vous, mes frères ! Nous craignons pour nos vies plus souvent que vous ne le pensez. Et si vous ne pouvez pas le comprendre, c’est que vous n’écoutez pas. #MeToo” écrit cette éditrice de bande-dessinée. Elle s’adresse ici aux hommes, dont beaucoup réalisent alors l’ampleur du phénomène des violences faites aux femmes. La chute du mogul hollywoodien entraîne dans son sillon celles d’autres hommes de pouvoir accusés de faits similaires.

Selon le récapitulatif annuel de Google, parmi les cinq personnalités les plus “recherchées” sur le moteur de recherche en 2017, outre Weinstein, on trouve l’ex-animateur star Matt Lauer et l’acteur Kevin Spacey, eux-aussi accusés de violences sexuelles dans la foulée du producteur tyrannique. Cette succession de “porcs balancés”, pour reprendre le pendant francophone de #MeToo, contribue à l’extension du domaine de la lutte woke : celle contre la masculinité toxique devient un enjeu militant, politique, médiatique, et culturel.

Le woke inspire les scénaristes

En 2017, impossible pour la pop culture, et en particulier les émissions TV humoristiques, d’ignorer le phénomène woke ; plusieurs scénaristes y trouvent une matière prompte au détournement et à la parodie. Le 30 septembre, l’épisode inaugural de la 43e saison du Saturday Night Live, programme culte de NBC, propose ainsi le sketch Levi’s Woke, culminant désormais à 5,4 millions de vues sur YouTube. Cette fausse pub avec Ryan Gosling imagine la célèbre marque de jean proposer un pantalon woke, comprendre “sans taille, au style neutre et mixte” afin de ne blesser personne – quitte à être in fine d’une laideur indiscutable :

Quelques semaines plus tard, en pleine déferlante #MeToo, l’émission Conan confronte sexisme et woke. Dans un sketch, le stéréotype de l’ouvrier de bâtiment dragueur et lourd avec les femmes est renversé: on en découvre un spécimen “éveillé” et fier de l’être (“I’m woke !”) après avoir suivi “des heures de formation à la sensibilité et de psychothérapie”. Du haut de son perchoir, il harangue la foule. “Hé,  toi ! Tu n’es pas un objet ! Tu es un être humain ! Et je respecte ton droit de ne pas être traitée comme une marchandise !”, lance ainsi ce “Woke Construction Worker” à une femme du public :

La mutation du mot

Loin des punchlines et autres parodies télévisuelles, woke devient aussi un qualificatif de moins en moins flatteur dans le débat intellectuel. Le 6 octobre 2017, l’auteur Thomas Chatterton Williams signe dans le New York Times une sévère critique du recueil d’essais de Ta-Nehisi Coates, militant et auteur accusé par ses détracteurs “de n’aborder la cause des Noirs que par le seul prisme de la suprématie blanche” dixit Le Monde. Pour Chatterton Williams, la réflexion de Coates “exacerbe l’inégalité qu’elle cherche à contrer”. Le futur auteur de Autoportrait en noir et blanc, désapprendre l’idée de race (Grasset) développe : 

“Voilà ce qui est si troublant dans les récents écrits de M. Coates et la teneur du discours de la gauche ‘woke’ qu’il incarne. Bien que ce ne soit pas du tout moralement équivalent, il reste toutefois en phase avec les postulats toxiques du suprémacisme blancs. Ces deux bords s’empressent à réduire l’humanité en d’abstraites catégories de couleurs de peau, se nourrissant et se légitimant mutuellement (…)”

Bien qu’utilisé avec distance via l’emploi de guillemets, l’emploi du terme woke par Chatterton Williams fait réagir la linguiste Nicole Holliday, qui ne cache pas sa préférence pour les thèses de Coates : “Rebondissement linguistique ! Woke remplace “politiquement correct” comme insulte envers des activistes luttant pour un changement social transformateur. “Woke” est mort et a ressuscité en tant qu’insulte”. 

Alors que 2017 s’achève, la grandiloquence morale critiquée dans les séquences télévisées et le billet de TCW plus tôt devient peu à peu indissociable de l’appellation woke, au grand dam des premiers concernés -la communauté afro-américaine- à qui le terme échappe toujours plus : “si les gens qui ne sont pas noirs pouvaient éviter d’avoir le mot “woke” à la bouche en 2018, ça serait génial”, tweete ainsi fin décembre 2017 une influente militante britannique liée au mouvement Black Lives Matter.

Quelques semaines plus tard, fin février 2018, la mutation du mot est évoquée dans un late show américain. John McWhorter, professeur afro-américain de linguistique à l’université Columbia, est l’invité du Late Show de Stephen Colbert (vidéo ci-dessous). Présentateur du podcast Lexicon Valley dont Colbert se déclare “grand fan”, McWhorter prend l’exemple du mot woke pour souligner les fluctuations perpétuelles et rapides du langage :

“Quand j’ai appris l’existence du mot woke, c’était encore la chose la plus cool, genre “tu es éveillé face aux complexités et injustices de la société”, c’était le genre de mot cool qui sentait grosso modo la marijuana et la lavande. Et puis en l’espace de deux secondes, un certain type de personnes ont commencé à le railler “oh, est-ce que cette personne est woke ?”, et depuis lors, “woke” a été utilisé avec des pincettes dans certains cercles pour signifier arrogant”

“Désormais, ‘woke’ est un terme que des gens d’un certain bord du spectre politique [les conservateurs, ndlr] balancent à d’autres pour les qualifier de prétentieux persuadés que leurs opinions sont supérieures. Cette transition s’est produite à peu près dans les six mois précédant l’élection d’une certaine personne à la présidence [Trump, ndlr]. Je trouve cela assez fascinant. Le mot ‘woke’ sera pratiquement inutilisable d’ici dix ans”, prédit alors McWhorter, depuis devenu une des figures intellectuelles critiques du wokisme. Trois ans après sa prédiction, on serait tentés de dire que le linguiste avait peut-être même surestimé la longévité de la pertinence du terme, comme nous le verrons dans le prochain épisode de cette série. À suivre.


[SÉRIE] QU’EST-CE QUE LE WOKE ?
1. Edito2. Les origines (XXe - 2017)3. L’appropriation culturelle d’un mot polysémique (2017)
4. Le déclin (2018 - 2021)
Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *