image: Marcia Fudge with Stay Woke Vote_t-shirt in 2018 / source: https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/1/1b/Marcia_Fudge_with_Stay_Woke_Vote_t-shirt_in_2018.jpg

[Série] Qu’est-ce que le woke ? 2. Les origines

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Comment ce qualificatif venu des Etats-Unis, longtemps échangé entre initiés avant de devenir viral sur les réseaux sociaux, s’est-il imposé dans l’univers militant ? Et d’ailleurs, de quoi parle-t-on exactement en labellisant une personne, un discours ou un mouvement progressiste de “woke” ? 

❶ Les premières occurrences du XXe

Au sens propre, “woke” renvoie à la conjugaison passée du verbe “to wake” (réveiller). Dans un registre familier lié à la communauté afro-américaine, le terme remplace parfois l’adjectif “woken” signifiant littéralement “éveillé”, l’inverse d’endormi, donc. Au cours du XXe siècle, le qualificatif a pris une dimension plus imagée, teintée de revendication et de militantisme classés à gauche.

Dans un article du magazine Believer retraçant sa relation personnelle au mot “woke”, et l’évolution de celui-ci, l’autrice afro-américaine Kashana Cauley cite une occurrence parue  dans le magazine Negro Digest en 1942. Selon Wikipedia, ce média -ultérieurement rebaptisé Black World– se voulait être un équivalent du Reader’s Digest, avec une sélection d’informations “positives” dédiées à la communauté afro-américaine. Dès l’année de sa création, en pleine Seconde Guerre Mondiale, l’auteur J. Saunders Redding emploie le terme “woke” dans un article sur le syndicalisme. Celui qui deviendra quelques années plus tard le premier professeur afro-américain à enseigner dans une université de la Ivy League (les plus prestigieuses outre-Atlantique) cite ainsi ces propos d’un ouvrier syndiqué noir : “Waking up is a damn sight harder than going to sleep, but we’ll stay woke up longer.” (“Se réveiller est vachement plus dur que s’endormir, mais on restera éveillés plus longtemps”).

Dictionnaire de référence pour la langue anglaise, l’Oxford English Dictionary (OED) fournit des références historiques liées au terme dans son sens militant. Ignorant l’exemple précédent du Negro Digest, l’OED estime à 1962 la plus ancienne recension du mot “woke”, sous la plume du romancier afro-américain William Melvin Kelley dans le New York Times. Son texte, intitulé “If you’re woke, you dig it” (“si tu es éveillé, tu kiffes ça”) décrit “comment les beatniks blancs s’appropriaient alors l’argot noir” selon l’OED. En illustration, une caricature montrait un duo d’encyclopédistes blancs tentant de comprendre “l’idiome Négro du moment” dixit l’article. Dans ce texte, Kelley définit ainsi le terme : “bien informé, à jour (“mec, je suis woke”)”.

L’OED en convient, trouver des traces contextuelles d’un tel usage du terme au cours du XXe siècle s’avère plutôt ardu. Outre l’exemple de l’article cité plus tôt, le dictionnaire pointe vers une métaphore issue d’une pièce de théâtre signée en 1972 par le dramaturge afro-américain Barry Beckham. Dans Garvey Lives !, drame sur le militant noir Marcus Garvey originaire de Jamaïque, mort en 1940 après une vie d’engagements précurseurs du panafricanisme, Beckham écrit cette réplique:

“J’ai été endormi toute ma vie. Et maintenant que M. Garvey a fini de me réveiller, j’vais rester éveillé. Et j’vais l’aider à réveiller d’autres gens noirs”

❷ 2008 : I STAY WOKE

En 2008, le terme connaît une résurgence grâce à un morceau engagé de la star américaine du RnB Erykah Badu, Master Teacher. “I’d stay woke” (j’resterais éveillé) y est scandé par la chanteuse Georgia Anne Muldrow dans le refrain, qui est de sa composition.

Badu avait eu un coup de cœur pour le morceau en entendant par hasard Muldrow le chanter lors d’une visite au studio californien du groupe Sa-Ra, collaborateurs de longue date des deux chanteuses.

Dans un article du média hip-hop Okayplayer, Muldrow explique avoir été familiarisée avec le terme “woke” grâce ses fréquentations dans le milieu du jazz new-yorkais au début des années 2000, plus particulièrement via la saxophoniste Lakecia Benjamin qui l’utilisait fréquemment au sens littéral, en référence à son état de fatigue. En clin d’oeil à la musicienne, Muldrow s’était même confectionné un tee-shirt avec “Stay woke” (reste éveillée) écrit au marqueur, avant d’en vendre en ligne.

Dans l’interview d’Okayplayer, Georgia Anne Muldrow explicite en ces termes le sens du mot :

“Woke est clairement une expérience noire (…) Comprendre ce que nos ancêtres ont enduré. Être juste au courant de la lutte que les nôtres ont menée ici, et comprendre ce contre quoi nous nous sommes battus depuis notre arrivée sur ces côtes. Ce combat n’a pas connu une seule année de répit depuis”

Le tube Master Teacher propulse ainsi “woke” dans le XXIe siècle et sa “nuance particulière d’être éveillé face à l’injustice et les discriminations raciales ou sociales”, comme l’écrit l’OED. 

Quatre ans plus tard, en 2012, Erykah Badu réexploite elle-même le terme de manière engagée, mais cette fois-ci décorrélé de tout contexte racial. La chanteuse avait ainsi publié un tweet de soutien aux membres du groupe punk féministe russe Pussy Riot, alors en procès :

“La vérité n’a pas besoin de croyance. Restez woke. Observez attentivement”.

❸ En 2014, le tournant militant

Le mouvement antiraciste outre-Atlantique va propulser l’usage du terme au-delà de son cercle initial de militants, grâce à -ou plutôt à cause de- la multiplication d’affaires de violences policières contre des afro-américains, et l’indignation grandissante qu’elles suscitent sur les réseaux sociaux. Entre 2012 et 2014 s’enchaînent notamment les affaires Trayvon Martin et Eric Garner. Le premier est un ado de 17 ans tué par balle en février 2012 par George Zimmerman, un gardien de la résidence fermée où Martin marchait tranquillement, sans arme. En juillet 2013, à l’issue de son procès, Zimmerman est déclaré “non-coupable” d’homicide. Twitter entre en éruption, comme le rappelle ci-dessous le documentaire précisément intitulé Stay Woke : The Black Lives Matter Movement.

Diffusé en 2016 sur la chaîne BET (Black Entertainment Television), ce documentaire signé Laurens Grant fait notamment intervenir Mark Luckie, un journaliste à l’époque salarié de Twitter comme responsable des partenariats avec les médias. “Quand le verdict de Zimmerman est tombé [le 13 juillet 2013], tout le monde en parlait [sur Twitter], c’était presque devenu l’équivalent du procès d’OJ Simpson du siècle nouveau”

En 1995, le verdict tant attendu du procès de l’ex-star du football américain avait pulvérisé des records d’audience à la télévision. En 2013, c’était via les réseaux sociaux que le sort de Zimmerman, vécu comme une insulte par la communauté afro-américaine, avait largement été suivi et commenté. La vague d’indignation alors suscitée aboutira l’été suivant au mouvement Black Lives Matter, avec la succession à quelques semaines près des morts des afro-américains Eric Garner à New York (17 juillet 2014) puis Michael Brown à Ferguson (9 août 2014).

Un article de Vox (2020) analyse le glissement de l’usage du terme :

“Alors que le hashtag #BlackLivesMatter a servi de support d’information et d’organisation pendant les émeutes de Ferguson, le hashtag #StayWoke a vraisemblablement servi un but tout aussi important sur le plan émotionnel et spirituel : il a permis aux citoyens noirs de s’unir autour d’une même expérience et perception de la réalité, et de s’enthousiasmer mutuellement pour une très longue lutte vers le changement

Comme le rappelle l’article de Vox précédemment cité, “avant 2014, l’appel à ‘rester woke’ ne disait rien à beaucoup de gens. Ce qu’il sous-tend était populaire au sein des communautés noires, à ce stade, avec l’idée que rester ‘woke’ et vigilant face aux impostures était une technique de survie basique”. Pour Vox, la notoriété de l’expression explose durant l’été 2014 à la suite du meurtre de Michael Brown à Ferguson par la police. “Rester woke” est tout à coup devenu un mot d’ordre de mise en garde des activistes de Black Lives Matter dans les rues, utilisé dans un contexte effrayant et spécifique : garder un œil sur la brutalité policière”.

❹ 2015-2016, la percée médiatique

Alors que l’usage de “woke” se démocratise grâce à Twitter, il sort progressivement du champ vernaculaire afro-américain et se retrouve dans des publications destinées à un lectorat jeune. On peut citer cet article de Buzzfeed publié fin 2015, intitulé “Matt McGorry a été tellement woke en 2015, on peut en parler ?”. Le journaliste y dresse les louanges de cet acteur américain vu dans la série Orange is the New Black, alors âgé de 29 ans : “Matt reconnaît son privilège en tant qu’homme blanc hétérosexuel et use de ses réseaux en tant que célébrité pour évoquer de nombreuses problématiques sociales”. Et Buzzfeed de noter, déclarations de l’intéressé à l’appui : “cette année, Matt s’est attaché à montrer à quel point il est sensible auprès des siens : c’est un féministe éloquent et il a souvent évoqué le mouvement Black Lives Matter”. 

En apparence anecdotique, cet article de Buzzfeed illustre bien l’une des caractéristiques dont le terme “woke” va peu à peu se parer. Le média phare de la culture millennial alors au top de son influence estime qu’il est salutaire de partager publiquement et fréquemment ses engagements, ses indignations, ses combats progressistes via les réseaux sociaux afin de “gagner le badge woke” – pour reprendre le titre d’un article du New York Times publié en avril 2016. En anglais, on appelle ça du virtue signalling (vertu ostentatoire), qu’un article de Slate qualifie également de “grandiloquence morale” ainsi définie : “adopter des positions morales très marquées, en particulier sur les réseaux sociaux, pratiquer la surenchère en s’efforçant de paraître plus vertueux que son voisin (ou que celui qui a écrit le commentaire précédent sur Facebook)”

Début 2016, “woke” est consacré par MTV qui le classe parmi les dix nouveaux termes du “langage ado” à maîtriser , en fournissant l’exemple d’usage suivant : “Il faut que tu lises du Chimamanda Ngozi Adichie. Ou que tu écoutes du Beyoncé. Reste woke, mec”.

Dans la foulée des médias jeunes, les médias féminins (ce qui ne signifie pas forcément féministe) s’emparent de la question, à l’image du site de la version américaine de Elle, qui propose cette éclaircissement :

“Etre woke ne veut pas seulement dire être conscients des normes sociétales et des injustices. Cela englobe le besoin d’acquérir plus de connaissance, de compréhension et de vérité afin de combattre l’évolution négative de la société”.

L’article du New York Times cité plus tôt ne dit pas autre chose en tentant ainsi d’expliciter le terme:

“Envisagez ‘woke’ comme l’inverse de ‘politiquement correct’. Si ‘PC’ est une raillerie de la droite, une façon de dénoncer l’hypersensibilité du discours politique, alors “woke” est une éloge venant de la gauche, une façon d’affirmer cette sensibilité. Cela signifie vouloir être considéré comme correct, et vouloir que tout le monde sache à quel point vous êtes correct”

❺ 2017: L’entrée dans le dico & l’explosion du terme

L’usage grandissant du terme sur les réseaux sociaux et dans les médias (l’un et l’autre se nourrissant d’ailleurs mutuellement) propulse “woke” dans le langage courant outre-Atlantique. La reconnaissance est même institutionnelle avec l’arrivée en juin 2017 du mot “woke” (au sens militant) dans l’Oxford English Dictionnary, avec cette définition :

“Woke : adjectif. Conscient des problèmes sociaux et politiques, en particulier le racisme. Exemple : Nous devons rester woke et continuer de lutter pour ce qui est juste”.

D’autres dictionnaires emboîtent le pas et proposent une définition similaire, notamment le Cambridge Dictionary et le Collins.

La pop culture n’est pas en reste. Huit ans après celui signé Erykah Badu, un autre morceau chanté par un Afro-Américain convoque à son tour le mot d’ordre “stay woke” dans son refrain. Sorti fin 2016, Redbone, de Childish Gambino, va connaître un succès grandissant en 2017 et devenir le premier single du rappeur à obtenir la première place au hit parade dans la catégorie Adult R&B

Si elle est initialement ici employée pour évoquer “la paranoïa et l’infidélité dans le couple”, dixit le site Genius, l’injonction à “rester éveillé” prend un sens différent quand, quelques mois après sa sortie, le tube est utilisé en ouverture de la satire horrifique Get Out.

Cette métaphore effrayante sur le racisme outre-Atlantique, carton au box-office en 2017, est le premier film de Jordan Peele, qui justifiait ainsi son choix du morceau :

”J’adore le passage “Stay Woke” – ça résume tout le film. Je voulais être sûr que le film rendrait justice au besoin des afro-américains fans de films d’horreur de voir des personnages être malins et agir comme des gens intelligents et attentifs le feraient.

Get Out sort en salles américaines le 24 février 2017. Un mois plus tôt, au lendemain de l’investiture de Donald Trump à la Maison Blanche, une grande manifestation est organisée le 21 janvier. Alors que le milliardaire courtisant les suprémacistes blancs et accusé par de nombreuses femmes de violences sexuelles succède à Barack Obama, cette “Women’s March on Washington” (marche des femmes sur Washington) entend promouvoir “les droits des femmes, la réforme de l’immigration, et la question des droits LGBT (…)”, rappelle Wikipedia. Rester “woke” fait partie des objectifs affichés -consciemment ou non- des manifestants, parfois de manière décalée :

Parmi les organisatrices de cette Women’s March figurent les militantes Linda Sarsour et Carmen Perez. Quelques mois plus tard, en mai 2017, elles apparaissent en couverture de Essence, magazine fondé en 1970 s’adressant aux femmes afro-américaines. Conscient de la résurgence du terme, ce numéro spécial se focalise sur “100 femmes woke”. “Comment nous nous levons, dénonçons et faisons avancer le mouvement”, annonce le sous-titre du mensuel :

Pour accompagner la sortie du magazine, Essence publie sur YouTube une vidéo dans laquelle plusieurs des femmes sélectionnées sont invitées à partager “leur” définition du mot “woke” : 

Linda Sarsour, américano-palestinienne et militante en faveur des droits des musulmans, répond : “pour moi, woke, c’est être indignée en permanence, c’est être capable de rester humain tout en s’indignant des justices qui nous entourent”. Quant à Carmen Perez, présidente d’une ONG luttant contre les discriminations du système judiciaire américain, “woke” signifie à ses yeux “être mal à l’aise en permanence, et m’assurer que je peux parler au nom de ceux qui ne peuvent pas parler pour eux-mêmes”. De manière assumée, ces deux réponses annoncent ainsi les principaux reproches qui seront peu à peu associés au terme “woke” : l’indignation permanente, et le fait de s’exprimer à la place des concernés.

2017 verra la consécration du terme avec son ajout dans les dictionnaires anglophones, comme évoqué précédemment. Entamée par les cris de révolte de féministes face à l’arrivée de Trump au pouvoir, l’année s’achèvera sur une déflagration encore plus grande: l’affaire Weinstein et l’émergence du mouvement #MeToo, qui marqueront une bonne fois pour toute l’éloignement du terme “woke” de ses racines communautaires initiales. Affaire à suivre.


[SÉRIE] QU’EST-CE QUE LE WOKE ?
1. Edito2. Les origines (XXe - 2017)3. L’appropriation culturelle d’un mot polysémique (2017)
4. Le déclin (2018 - 2021)

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