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“Neìgè” en chinois : l’histoire improbable d’une agression homophone

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Un professeur de management d’une université californienne a vu son cours suspendu après avoir prononcé devant ses élèves le mot “neìgè” en chinois. Une histoire surprenante qui illustre bien les crispations autour du racisme dans les facs américaines.

Lost in translation

Lors d’un cours en ligne sur la communication managériale à l’université de Californie du Sud le 20 août dernier, le professeur Greg Patton a fait référence aux “mots de remplissage”, comme “ah…” ou “oh…” en français, qui sont utilisés quand une personne fait une pause dans un discours et dont le sens peut varier en fonction du contexte. 

Patton a expliqué qu’en chinois, le mot d’usage était “nei-ge“, qui veut dire “comme“. En mandarin, le mot s’écrit nàgè, (那个), mais à l’oral, on dit plutôt “neìgè”, une prononciation assez similaire au mot “nègre” en anglais (Le “N-word” est banni depuis longtemps aux Etats-Unis où il a une résonance particulièrement raciste et violente). Le cours sur Zoom s’est terminé normalement et personne ne s’est plaint auprès de Patton, comme il le raconte au média spécialisé The Chronicle.

Polémique, angoisse et traumatisme

C’est quelques jours plus tard, alors qu’il parcourt les “mid-course evaluations” rendus par ses élèves, que Greg Patton découvre 3 mentions (sur 200) de l’exemple en mandarin. Le prof raconte, toujours à The Chronicle, que dès le lendemain matin il s’est empressé d’envoyer un e-mail à ses élèves pour s’excuser : “Mon intention a été de toujours intégrer et proposer des voix et perspectives différentes… Et j’ai échoué avec un exemple donné ce mercredi”. Le lendemain matin, Patton s’excusait de nouveau sur Zoom en faisant une apparition dans un autre cours sur la diversité et s’engageait à remplacer l’exemple mandarin par un exemple portugais.

Le même jour, un groupe d’étudiants adressaient une lettre à l’administration indiquant que “leur santé mentale avait été affectée” et qu’ils préféreraient “ne pas continuer ce cours plutôt qu’avoir à endurer l’épuisement émotionnel d’avoir un enseignant qui ignore la diversité et les sensibilités culturelles”. Dans leur texte, ils affirment également que le prof a mal prononcé le mot mandarin et l’accusent de négligence et de mépris.

Alors que dans un premier temps, Patton s’est vu promettre par le doyen de l’école de commerce de l’Université qu’il pourrait reprendre ses cours et que les étudiants qui ne souhaiteraient plus y assister se verraient proposer d’autres options, l’administration a finalement cédé aux pressions des étudiants réclamant que le prof quitte ce cours.

Dans un courrier adressé aux étudiants du MBA en question, le directeur de l’école de commerce de la fac a déclaré qu’il “était inacceptable pour un enseignant d’utiliser des mots qui peuvent marginaliser, blesser ou nuire au bien-être psychologique de nos étudiants“. Il s’est dit “attristé” par cet épisode qui a causé “tant d’angoisse et de traumatisme”.

Un dénouement qui a de quoi étonner, ici, de l’autre côté de l’Atlantique, d’autant que Patton n’a ni prononcé ni voulu utiliser le “N-word” mais un mot chinois qui a le seul tort de ressembler au “N-word” à l’oral. Pour les étudiants qui l’ont dénoncé, c’est l’impensé qui est problématique : le prof aurait dû penser que ce mot ressemblait au “N-word” et du coup, ne pas le prononcer devant ses élèves ou du moins, les mettre en garde avant la prononciation du mot grâce à des trigger warnings.

Dans la lettre, ils sous-entendent également que le mot a été mal prononcé de sorte à ce qu’il ressemble au “n-word” alors qu’en réalité il se prononce différemment. Une affirmation réfutée par de nombreux spécialistes, comme ici :

Les micro-agressions

Pour comprendre et contextualiser cette affaire – au-delà du mouvement Black Lives Matter -, il convient de noter qu’au côté des grandes mobilisations citoyennes contre les violences policières et le racisme, l’antiracisme aux Etats-Unis (notamment dans les facs), se concentre de plus en plus sur la lutte contre les “micro-agressions” que subissent les minorités. Des micro-agressions qui rendent, dans l’esprit des militants, leur vie insupportable et leur donne – à force de répétition – un sentiment de marginalité, d’insécurité, voire d’accablement.

Présentées comme “de petits affronts s’accumulant au cours du temps et qui causent de graves dommages aux groupes désavantagés”, les micro-agressions ont désormais leur micro-guide ; de l’aveu de son auteur, les universités le prennent parfois trop au pied de la lettre. L’université de Californie, entre autres, a recours à ce guide.

La polémique de la polémique

L’affaire a suscité l’incompréhension et l’indignation de nombreux mandarinophones, ici sur Twitter :

Des étudiants chinois de l’université se sont émus, à leur tour, que l’on puisse considérer comme raciste un mot mandarin, très connu et utilisé en Chine. Le président de l’association des étudiants chinois a déclaré : “Affirmer les droits d’une minorité ne doit pas se faire au détriment des droits d’une autre minorité. Nous avons le droit de parler notre langue”. 

L’USC s’est même retrouvée – à son tour – accusée de racisme :

L’association BCC qui entend “porter la voix des Noirs dans l’espace chinois” a également défendu le professeur en se disant “choquée” de la décision de l’université :

L’affaire a fait grand bruit jusque sur les réseaux sociaux chinois où la chanson chinoise “Sunshine Rainbow Little White Horse” de Wowkie Zhang a été prise en exemple. Le mot en question y est répété tout au long du refrain :

Une pétition réclamant la réintégration du professeur et défendant la liberté d’expression a recueilli plus de vingt mille signatures

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