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Modération des plateformes : y a-t-il un humain sur les réseaux ?

Ils sont journalistes, créateurs de mèmes ou illustrateurs et ont eu des déboires sur les réseaux sociaux. Face à eux, un mur de silence. Récit d’utilisateurs, laissés pour compte d’un service client inexistant. Sur les réseaux, c’est l’hécatombe. Après la mise au ban tonitruante et concertée de l’ex-président Donald Trump, ce sont les féministes françaises…

Ils sont journalistes, créateurs de mèmes ou illustrateurs et ont eu des déboires sur les réseaux sociaux. Face à eux, un mur de silence. Récit d’utilisateurs, laissés pour compte d’un service client inexistant.

Sur les réseaux, c’est l’hécatombe. Après la mise au ban tonitruante et concertée de l’ex-président Donald Trump, ce sont les féministes françaises qui se sont fait sortir (temporairement) de la plateforme pour avoir posé la question : “comment faire pour que les hommes arrêtent de violer”. Modération erronée, a reconnu la plateforme dans un rare mea culpa, avant de revenir le cuicui entre les jambes et réintégrer les chiennes de garde.

Que s’est-il passé ? Twitter explique dans Numerama avoir accru son “utilisation du machine learning et de l’automatisation afin de prendre plus de mesures sur les contenus potentiellement abusifs et manipulateurs“. D’autres observateurs avancent que dans les règles de modération Twitter, “les hommes” pourraient être une catégorie protégée. En vérité, on ne saura jamais vraiment : en matière de modération, Twitter, Facebook et consorts n’en font qu’à leur tête et surtout, ne se justifient JAMAIS. L’apanage des forts. Si vous n’êtes pas contents, vous pouvez toujours remplir un formulaire… et vous armer de patience.

“On nous fait croire que les plateformes de réseaux sociaux ont un côté humain mais pas du tout, bouillonne la journaliste, traductrice et auteure Bérengère Viennot. Elle ajoute :

“On se rend compte qu’on est soumis aux désidératas, même pas de personnes plus puissantes mais de choses sans esprit, sans âme, sans cœur. On se sent à la fois impuissant et absolument révolté“.

La journaliste a été mise à la porte de son compte pendant plusieurs mois. Elle n’avait pourtant, selon sa compréhension du règlement intérieur, pas contrevenu aux règles. En juillet dernier, alors que la cathédrale de Nantes flambe, elle tweete son ressenti : “OK c’est vraiment triste mais quand même c’est beau, une cathédrale qui brûle”. “Je l’ai fait de manière totalement sincère, puis je me suis rendue compte que cela pouvait être violent pour les gens qui prennent à cœur les symboles”. S’ensuit un shitstorm comme seul Twitter sait les créer : réactions outrées, insultes, menaces, reprise dans un média d’extrême droite puis signalement en masse.

Résultat, son compte est suspendu. Elle pourra le récupérer 12 heures plus tard à une condition : effacer le tweet incriminé. Elle refuse. “J’assume totalement”, assure-t-elle de ses propos. Elle lance alors une procédure d’appel via les formulaires prévus à cet effet. Puis attend… Longtemps… Très longtemps.

Deux mois plus tard, son compte est toujours inactif et la journaliste a dû en créer un de secours. Elle n’a également reçu aucune nouvelle de l’équipe de modération:

“Il n’y a aucun moyen de les contacter et de savoir à quel stade d’examen est votre appel.”

Au bout de quelques mois, elle craque et supprime son post (qu’elle republie sur son compte de secours, fidèle à ses principes). Son compte est automatiquement rétabli.

Un arbitraire algorithmique dont fait les frais Mèmes Décentralisés, second plus gros créateur de mèmes français après Yugnat999 et “au bord de la suppression de compte”. Une épée Damoclès douloureuse pour les deux entrepreneurs pour qui les réseaux sociaux sont une vitrine et une source de revenus difficilement remplaçables. Leurs griefs portent sur Facebook et Instagram. Twitter, dont la modération est historiquement plus permissive, les a pour l’instant épargnés.

Pour ceux qui ne connaissent pas encore Mèmes Décentralisés (MD), vous êtes sur le point de découvrir l’humour caustique de la France des régions, une sorte de Jean-Pierre Pernaut nouvelle génération, le second degré en plus. Sur leur compte, ils moquent les Parisiens et leur amour approximatif de la nature. Les régions et leurs us et coutumes aussi en prennent pour leur grade, à coup de zones blanches, de tartiflettes et de repas de Noël qui dérapent.

Un humour mordant mais bon enfant, qui n’évite pourtant pas les signalements. “Pour un gros compte comme le nôtre, c’est assez normal de se faire signaler de temps en temps”, relativise André Da Silva, en référence à ses 262 milliers d’abonnés Instagram. Dans ses dernières publications censurées, une histoire de coq et de guerre de voisinage, jugée comme une “incitation à la violence” (il était question de “chevro(tine, ndlr) dans les volets du néorural”). “Bien évidemment c’est ironique, on n’incite pas vraiment les gens à le faire. On rigole justement des comportements un peu extrêmes qui sont adoptés à la campagne”, explique André. Une publication autre établissant un parallèle entre l’invasion du capitole et Intervilles a subi le couperet. Il semblerait que la photo, beaucoup partagée, entraîne désormais une suspension automatique :

“On fait toujours appel, mais je pense que c’est automatisé. En deux minutes, on a une réponse. Seulement deux fois nous avons obtenu gain de cause”.

Si l’affaire peut sembler anecdotique, pour André Da Silva et Gabriel Kaïkati, à la tête du compte, c’est très sérieux. L’année dernière, après plusieurs avertissements, le duo a perdu sa page Facebook et ses quelques 150 000 abonnés. “Cela prend beaucoup de temps pour recréer une communauté”, rappelle le créateur. Ils décident de se concentrer sur leur compte Instagram toujours actif, même si la plateforme appartient également à Facebook. Après quatre censures au mois de décembre, leur compte est désormais au bord de la suppression :

“Ça nous démotive. C’est un projet professionnel, on investit toute notre vie là-dedans et la seule barrière qu’on a c’est qu’à tout moment on peut se faire supprimer notre compte et perdre tous nos contrats. C’est triste. C’est comme si vous pouviez signaler votre coiffeur et le faire fermer”.

De l’autre côté de l’écran, silence radio. Pour espérer parler à un humain, il vaut mieux avoir des relations… ou jouer des muscles. C’est l’option qu’a choisi MD : “C’est quelque chose qu’on a détesté faire et qu’on ne referait d’ailleurs plus”, précise Da Silva. Après la suspension de leur compte Facebook, le duo fait une story pour demander à leur communauté d’interpeller Laurent Solly, directeur général de Facebook France. Lassé de se faire importuner, le dirigeant prend contact avec les deux hommes et leur promet d’aborder le problème avec les équipes en charge. Depuis, plus rien.

MD est pourtant un gros joueur :

“On a des articles de presse dans Le Monde, une page Wikipédia, une entreprise, une marque, mais on n’arrive pas à obtenir de certification ou à parler à quelqu’un”.

André Da Silva croit savoir que les contacts s’échangent “dans les milieux parisiens” des agences de web-médias ou des entreprises de journalisme pour faire certifier leurs journalistes mais eux n’ont pas ce privilège :

“Ce n’est pas notre cas, je n’ai donc aucune idée de comment parler à un humain qui travaille chez Instagram”

Il est vrai qu’en cas de coup dur, les contacts s’échangent parfois sous le manteau. C’est en tout cas l’expérience de Lisa Mandel, illustratrice aux 28 000 abonnées dont la mésaventure souligne les limites d’un service client automatisé et sans contact.

On pourrait y voir de l’ironie : les déboires de Lisa Mandel ont commencé lorsque le propriétaire d’un compte certifié l’a abordé en se faisant passer pour un représentant d’Instagram. Il parle anglais, l’illustratrice vient de demander sa certification et ne se méfie pas. Il s’agit en fait d’une technique élaborée d’un escroc ayant auparavant volé le compte certifié d’un sportif. Lisa Mandel se fait à son tour voler son compte et s’en retrouve à la porte. L’escroc espère obtenir une rançon mais Mandel ne rentre pas dans son jeu.

Elle en a fait le récit en BD sur son compte Twitter :

Impossible de contacter Facebook. Elle entre dans une boucle sans fin, renvoyée de pages en pages dans une version moderne de la maison qui rend fou. Elle aussi se résout à mobiliser sa communauté, à coup de dessins bien sentis :

“J’étais prête à faire un battage médiatique. Dans ma tête, j’étais Erin Brockovich. Je trouvais ça scandaleux qu’on ne puisse pas parler à quelqu’un”.

D’autant qu’elle n’est pas la seule victime : “La personne derrière ce compte piraté a pu continuer pendant des jours. Au moins, ils auraient dû bloquer son compte”.

Grâce à son trait affuté et une communauté active, elle trouve quelques contacts. Sur sept, seulement deux lui répondent, sans empressement. Après cinq jours de stress, elle récupère son compte. Celui du pirate à quant à lui été banni, mais il semblerait qu’il en ai recréé un autre similaire. “C’est de l’impunité totale”, s’indigne l’illustratrice.

Depuis, elle reçoit tous les jours des messages de personnes qui ont connu les mêmes déboires pour lui demander conseils et contacts: “J’en ai marre, je ne suis pas là pour faire le boulot que ne fait pas Instragram”.

Le média Ruptures, lui, n’a pas encore trouvé le contact qui pourrait dénouer une situation pourtant bien fâcheuse : en septembre dernier, l’oiseau bleu lui a accolé le label de “média affilié à un Etat, Russie”. Une étiquette lourde et injustifiée, assure Pierre Levy, le rédacteur en chef. “Indépendant et radicalement eurocritique”, le but du journal est “d’informer sur la base d’une ligne éditoriale qui montre à quel point l’intégration européenne est néfaste pour les peuples, leur indépendance, la souveraineté et le progrès social”.

“La décision de Twitter s’est faite de manière totalement unilatérale”, raconte le rédacteur en chef. L’entreprise ne les a prévenu ni par mail ni même par une notification. “On l’a vu apparaître comme tout le monde”, dit-il. “Non seulement ils nous mettent une étiquette totalement injustifiée et qui relève de la calomnie mais a aucun moment ils ne nous ont expliqué les raisons qui les amènent à faire ça”. Tout au plus, l’équipe peut formuler des hypothèses : le journal vient de publier un article critique sur le traitement médiatique du Russiagate et Pierre Levy contribue au média public russe RT.

Une fois de plus, impossible d’entrer en contact avec un humain. Une procédure d’appel et trois lettres recommandées plus tard, ils reçoivent une réponse. “Enfin, ils daignaient réagir”, souffle Levy. Twitter leur fait savoir qu’ils ne changent rien à leur décision, “sauf si éléments nouveaux à leur communiquer”. Le rédacteur en chef de Ruptures enrage:

“Ils nous collent un label, font figure de procureur et nous somment de nous défendre sans nous donner quelques raisons que ce soit. La charge de la preuve appartient dans leur esprit à ceux qu’ils accusent, c’est un comble”

A ceux qui pensaient que les journalistes ont des passe-droit, nous répondons “not all journalists“. Pour CTRLZ en tout cas, c’est chou blanc. Si le dirigeant de Twitter a rapidement répondu à nos sollicitations publiques sur la plateforme qu’il dirige, la conversation s’est arrêtée aussi nette une fois passée privée. Le service de presse n’a pas été plus enclin à nous répondre. “Malheureusement il ne sera pas possible d’organiser un entretien”, nous informe-t-on, avant de nous renvoyer aux quelques lignes détaillant la fameuse procédure d’appel (en anglais).

Quant à Facebook, après nous avoir fait mariner une semaine, la demande fait plouf. Une preuve supplémentaire que la question se pose : où sont les humains ?

Elsa Ferreira

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