Mieux comprendre le concept de micro-agressions

Inventé et défendu par des psychologues, le concept de “micro-agressions” s’est imposé comme le moteur générationnel de revendications des millennials. Toutes les facultés américaines se sont mises au diapason du concept, déclenchant à l’occasion des polémiques retentissantes aux Etats-Unis. Que recouvre exactement le concept de “micro-agressions” et à quoi sert-il ? Qu’est-ce que c’est ?…

Inventé et défendu par des psychologues, le concept de “micro-agressions” s’est imposé comme le moteur générationnel de revendications des millennials. Toutes les facultés américaines se sont mises au diapason du concept, déclenchant à l’occasion des polémiques retentissantes aux Etats-Unis. Que recouvre exactement le concept de “micro-agressions” et à quoi sert-il ?

Qu’est-ce que c’est ?

Le concept de “micro-agressions raciales” a été mis en évidence dès les années 70 mais c’est le psychologue Derald Wing Sue (université Columbia, New York) qui le re-met à jour en 2010 dans son livre de référence : Microaggressions in Everyday Life. Race, Gender, and Sexual Orientation. Il le définit ainsi :

Des insultes ou attitudes “intentionnelles ou non” qui “communiquent des messages hostiles ou méprisants ­ciblant des personnes sur la seule base de leur appartenance à un groupe marginalisé”.

Les micro-agressions manifestent des visions du monde oppressives qui “créent, encouragent et renforcent à leur tour cette marginalisation”. 

Ce concept est une sorte de pari pour le psychologue : son succès devra permettre de nommer des vécus très variés, d’en débattre et de se mobiliser contre les abus. 

Avec les “micro-agressions”, les militants de différents horizons disposent d’un nouveau langage commun et peuvent se retrouver autour de luttes communes. Ils deviennent alors des militants “intersectionnels”; ils lutteront aussi bien contre les inégalités raciales, d’origine, de genre, ou de préférence sexuelle (tous les groupes concernés par les micro-agressions). 

Typologie des micro-agressions

Pour nous aider à identifier et à détecter les microagressions, Derald Wing Sue (DWS) a défini trois catégories : microassauts (➊), micro-insultes (➋) et micro-invalidations (➌).

➊ Les microassauts sont intentionnels ; ils sont considérés comme des actes de discrimination et clairement identifiés comme tels : la psychologue Flores Niemann, de l’université du Texas, cite l’exemple très explicite des graffitis de swastikas ou drapeaux confédérés (l’emblème des Etats esclavagistes pendant la guerre de Sécession).

Les insultes racistes explicites figurent donc bien dans le champ des micro-agressions.

Pourtant, d’après DWS, l’immense majorité des agressions subies par les minorités ne sont pas si facilement détectables. Dans les faits, le concept de micro-agressions sert donc le plus souvent à évoquer les deux autres catégories décrites par DWS :

Les micro-insultes sont le plus souvent ­inconscientes. De prime abord, elles apparaissent souvent comme un compliment. Seulement, ce compliment repose sur un stéréotype auquel la victime échapperait. “Tu ne parais pas juif”, “tu ne fais pas du tout gay”, “tu es belle pour une Noire”, autant de remarques qui pourraient sembler seulement maladroites mais qui participent du racisme. Des clichés qui s’expriment parfois de manière plus subtile.

Les micro-invalidations se définissent, ­elles, comme des commentaires ou actions qui considèrent comme quantité négligeable “l’expérience de groupes historiquement ­désavantagés”, selon la psychologue Flores Niemann. Par exemple, complimenter un Américain d’origine asiatique né aux Etats-Unis sur sa maîtrise de la langue le renvoie à un perpétuel statut d’étranger. 

En pratique, les micro-invalidations se traduisent donc souvent soit par des excès de délicatesse déplacés, soit par des avis péremptoires qui nient les réalités individuelles.

A l’heure de Black Lives Matter, les incompréhensions sur le vécu noir se sont exposées au grand jour. Dire “nous sommes tous égaux”, c’est possiblement nier l’existence d’un vécu et d’une expérience propre aux personnes de couleur. Dans le même esprit, se proclamer “colorblind”, aveugle à la couleur des individus, c’est nier la singularité d’un vécu individuel… et notamment la réalité des discriminations. 

Inversement, dans une vidéo de Flores Niemann, une étudiante se plaint qu’on lui demande systématiquement son avis en sous-entendant qu’elle est la seule représentante de la communauté noire : “Ils veulent le point de vue des Black, comme si j’étais la porte-parole des Noirs.” L’assignation communautaire peut donc constituer une micro-agression, tout comme son contraire : la négation de toute perspective propre à une minorité.

Tout part aussi d’un contexte et d’un ressenti individuel, d’une blessure qui s’installe. Car nombre de micro-agressions sont répétées de multiples fois, parfois par la même personne ou le même groupe de personnes. 

Un concept armé pour confronter nos biais inconscients

source : https://www.chp.edu/-/media/chp/healthcare-professionals/documents/faculty-development/microaggressions.pdf?la=en

Aujourd’hui, le racisme est de moins en moins toléré, de plus en plus refoulé, et beaucoup de gens se considèrent sincèrement comme tolérants et ouverts. Ici, le débat ne porte donc plus tant sur le racisme explicite que sur le racisme inconscient, “systémique”

C’est ce refoulé que le concept de micro-agressions vise à dévoiler. L’objectif est de faire émerger les biais inconscients et mettre à jour cet impensé. Comme les auteurs de micro-agressions sont rarement conscients du caractère choquant de leurs messages, ceux qui en sont victimes ont d’autant plus de mal à les pointer et à en parler. Compliqué de le faire sans être taxé de susceptibilité. “Est-ce que ces biais subtils sont inoffensifs?”, interroge souvent Derald Wing Sue.

La réponse est sans appel : ces micro-agressions à répétition provoquent, chez les personnes qui en sont victimes, des complexes marquants, détaillés par de nombreuses études.

Du jargon académique à la société

En 2017, le terme “microagression” (en anglais) a été ajouté au Merriam-Webster Dictionary qui précise :
“Le mot micro-agression est passé du jargon académique au vocabulaire courant seulement ces dernières années. Nous ne l’avons pas fait sans une certaine controverse, ce qui est courant pour les mots qui concernent des sujets qui mettent les gens mal à l’aise. Les dictionnaires ne jugent pas les mots qu’ils définissent ; si suffisamment de gens utilisent un mot pour désigner quelque chose, alors il est considéré comme devant être défini”.

Le blog microaggressions.com créé en 2010 (l’initiative possède une page Facebook désormais inactive qui rassemble plus de 11500 personnes) recensent toutes sortes de témoignages de micro-agressions subies et se définit ainsi : “ce blog propose une représentation des micro-agressions de tous les jours”. 

Capture d’écran du blog microagressions.com
 
On observe, par ailleurs, une occurrence du mot beaucoup plus fréquente qu’auparavant dans les médias américains à partir de 2015 et une résurgence particulière depuis le mouvement Black Lives Matter survenu cet été. 

Et de nombreuses autres initiatives existent à l’image de Psychology today qui tient un blog dédié au sujet

Le terme est désormais sorti du champs de la recherche (il était fait pour) et du militantisme pour rejoindre celui de la sphère médiatique et du quotidien.

Un concept-roi dans les universités américaines ?

Depuis une dizaine d’années, on ne compte plus les guides et listes de micro-agressions mises en place par les universités américaines. Yale, San Francisco, Stanford, Columbia… du Texas à la Californie, de très nombreuses universités américaines auraient aujourd’hui mis en place des “bonnes pratiques” liées aux micro-agressions : guides listant les vexations les plus courantes, ateliers de sensibilisation, mécanismes de dénonciation ou même hotlines pour les signalements.

Si les psychologues qui ont créé le concept défendent le dialogue avec “l’agresseur”, il est souvent très compliqué pour l’auteur de reconnaître une agression latente. DWS et ses condisciples ont donc très vite encouragé la mise en place de systèmes de plaintes anonymes. La plupart des universités américaines se sont dotées d’offices de la diversité et de l’inclusion. Les incidents peuvent aussi être formulés dans les questionnaires d’évaluation des cours, très répandus dans les facs. Le papier sera lu par le professeur -après attribution des notes- mais aussi par l’administration.

D’autres dispositifs ciblent les micro-agressions les plus répétitives. Pour éviter les accros réguliers sur le nom des élèves, la plateforme NameCoach permet, par exemple, à chacun d’enregistrer la prononciation de son nom et de préciser le genre à employer pour s’adresser à lui. Une centaine d’universités l’ont adoptée à destination de leurs prof. 

Dérives et polémiques

Aux Etats-Unis, nombre d’affaires retentissantes ont abouti à la démission de professeurs qui s’étaient opposés à des initiatives étudiantes. Les élèves dénoncent alors avec virulence les réserves de leur professeur, qualifiées des micro-agressions. Dérive orwellienne ou stricte application ?

Ces affaires donnent lieu à des “procédés” étonnamment similaires : dénonciation, rassemblements physiques d’étudiants autour du professeur concerné, exercice d’auto-flagellation des professeurs incriminés ou de l’administration, jusqu’au point final : démission ou licenciement. 

3 exemples significatifs :

L’université d’Evergreen a été le théâtre d’une telle succession d’événements.  Une affaire qui a fait l’objet d’auditions détaillées devant le Congrès américain, et de nombreux retours de la part des protagonistes.

➋ A l’approche d’Halloween, les universités envoient des emails pour conseiller aux étudiants d’éviter les appropriations culturelles déplacées, du Blackface au déguisement de Mulan. Une initiative qui a interrogé dès 2015 la psychologue Erika Christakis, alors maître de conférence à Yale. “Si vous n’aimez pas un déguisement que quelqu’un porte, regardez ailleurs, ou dites-leur que vous êtes offensés. Parlez-vous. La liberté d’expression et la capacité à tolérer certaines situations offensantes sont les caractéristiques d’une société libre et ouverte”, a-t-elle écrit  dans un mail à ses étudiants, suscitant leur colère et sa démission. 

Interpellée par l’article d’une étudiante mexicaine se sentant mal traitée sur le campus, la directrice de la scolarité d’une université californienne (Claremont McKenna College) a répondu par e-mail : “Nous sommes en train de voir comment mieux aider les étudiants qui ne rentrent pas dans le moule Claremont McKenna.” Quatre mots (“rentrer dans le moule”) qui ont déclenché la colère estudiantine et débouché sur la démission de l’intéressée.

Les critiques

Dans leur article universitaire “Microaggression and Moral Cultures” (2018), les sociologues Bradley Campbell and Jason Mannings regrettent l’avènement d’une “culture de la victimisation”. “Il n’y a pas de définition pour ce qui est qualifié de micro-agression”, juge Campbell dans une interview au Monde, et d’ajouter:

“Cela repose sur la perception. L’important n’est pas ce que vous avez voulu dire, mais la manière dont ça a été perçu. Et si quelqu’un se plaint, ça veut dire que l’agression a eu lieu : il ne peut pas y avoir de fausse accusation.” 

Ainsi, le concept, dans sa dimension assertive, rend difficile la mise en place de garde-fous, et aurait autorisé les pertes de contrôle observées et dénoncées dans les facultés américaines. Il fonctionne en circuit fermé :  de nombreux exemples de micro-agressions recourent à des concepts eux-mêmes décriés. Souvent donnée en exemple sur les forums, émettre l’idée que la notion de “privilège blanc” n’existe pas devient une micro-agression. Une façon efficace de clore le débat.

Mais peut-on vraiment parler d’une “culture de la victimisation” ? Le terme est critiqué dès 2015 par le journaliste du New York Times Jesse Singal. Pour lui, certains administrateurs ont simplement été un peu loin dans leur application du concept de micro-agression. Les plaintes sont souvent anonymes et il n’y a pas, dans la plupart des cas, de trace de vraie dénonciation. Ni l’agresseur ni la victime ne sont cités. “Comment pouvez-vous attirer l’attention sur vous en tant que victime, remarque Jesse Singal, ou amener les autorités ou le public en général à se rallier à vous, si tous ou la plupart des lecteurs ne savent pas qui vous êtes ou qui est l’auteur de l’infraction ?” Un anonymat qui prévaut aussi sur les plateformes de partage, comme le site microagressions.com. Là encore, c’est l’effet cumulatif qui vaut démonstration et prise de conscience.

3 bons liens :
Microaggressions Keynote, de Derald Wing Sue
Sur les campus américains, la dénonciation des « microagressions » racistes fait débat
Les micro-agressions linguistiques, Revue Hermès

 

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