Le 19 novembre, jour où devait sortir le tant attendu Cyberpunk 2077 développé par le studio polonais CD Projekt RED (finalement reporté en décembre), une vidéo titrée “Russian Cyber Village” a été postée sur le Youtube Russe par le compte birchpunk, créé 5 jours plus tôt. En quelques heures elle est devenue virale et a largement dépassé les frontières du pays. Décryptage du cyberpunk à la russe.
Des androïdes à la ferme
Le personnage principal, Nikolaï, agriculteur de la région de Riazan, présente en anglais la production de sa ferme.
“On dit que la Russie est un pays techniquement arriéré, qu’il n’y a pas de routes, que la robotique ne se développe pas, que les fusées ne volent pas et que la poste prend trop de temps pour livrer les colis. C’est une connerie”, stipule la description de la vidéo.
Dès les premières secondes, on voit un drone et une vache avec un QR code sur le flanc. Des petits curieux ont scanné le QR code et constaté qu’il redirige vers le compte Twitter de Dmitri Rogozine, directeur général de Roscosmos, l’entreprise d’État pour les activités spatiales.
Des androïdes de la société fictionnelle “Izhevsk Dynamics” tirent le lait des vaches “QRcodée”, des voitures volantes de la “Poste russe” distribuent le courrier en le larguant depuis les airs et les drones surveillent les serres où poussent des cornichons transgéniques.
La vidéo fait appel aux codes de l‘utopie cybernétique : les avancées technologiques ont envahi l’environnement humain et les gadgets électroniques sont ici des collaborateurs attentifs et friendly dont on prend soin, avec qui l’on travaille et vit en harmonie. Une communauté cybernétique où l’ont vit “sous la haute surveillance de machines pleines d’amour et de grâce”, selon les mots de Fred Turner. Le tout ici mis en scène avec une couche de dérision satirique.
La différence homme / machine n’est pas complètement dépassée mais les relations entre les deux dépassent le seul cadre professionnel pour entrer dans la lovotique. Le court-métrage donne à voir de façon drolatique cette relation : Nikolaï est amoureux de la “vachère” (androïde) alors que cette dernière préfère une autre machine : le tracteur de Nikolaï.
La particularité du mouvement cyberpunk réside dans le mariage dissonant entre cette utopique cybernétique et une vision “punk” de désespoir post-moderne. L’auteur de SF Lawrence Person écrit :
“Les personnages cyberpunk classiques étaient des solitaires marginalisés et aliénés qui vivaient en marge de la société dans des avenirs généralement dystopiques où la vie quotidienne était influencée par des changements technologiques rapides, une pléthore de données informatisées et une modification invasive du corps humain.”
L’esthétique cyberpunk est en effet bel est bien présente à l’écran. Comme dans les ouvrages majeurs du mouvement littéraire underground qu’est initialement le cyberpunk, la vidéo met en scène un anti-héros.
Et au-delà du caractère caricatural du moujik (un paysan) russe qui parle avec un accent bien prononcé et boit du kombucha (thé fermenté) génétiquement modifié, le récit de SF met en exergue les conditions de vie dans d’un village provincial : les mauvaises routes, l’absence d’accès à l’eau courante, les bâtiments historiques détruits… Et traite avec humour le côté débrouillard de ses habitants qui, sans aide du gouvernement, sont obligés de composer avec ce qu’ils ont, en l’occurrence, inventer des voitures volantes : “On dit que nous avons des mauvaises routes, c’est une connerie ! On n’en a pas besoin”.
La musique qui habille ce court-métrage satirique porte parfaitement ce contraste apparent entre campagne traditionnelle et nouvelles technologies puisque sur un air de chanson folklorique, les paroles indiquent : “Il y avait un robot assis par terre, la tête baissée, pourquoi est-il triste ? A cause de la nouvelle mise à jour”.
“Est-ce que les cyber laitières rêvent des cyber vaches ?”
Derrière cette vidéo extrêmement bien produire de 4min30, le scénariste et réalisateur russe Sergueï Vassiliev du studio AMG VFX spécialisé en effets spéciaux. Dans une interview à TJournal, il raconte que l’idée de mettre en scène des robots lui est venue pendant le confinement au printemps dernier avec une courte vidéo sur les robots travailleurs dans les rues de Moscou :
La blague d’un de ses collègues “est-ce que les cyber laitières rêvent des cyber vaches ?” (qui fait référence au célèbre “Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?” de Philip K. Dick) a inspiré le scénario final.
Pour Vasiliev, la vidéo d’un faux YouTubeur était un format idéal pour rassembler plusieurs idées dans un récit cohérent et lui donner un effet comique à travers le personnage principal.
Au total : une équipe de 25 personnes et 4 mois de boulot. Un groupe de passionnés (le fameux birchpunk au compte Youtube éponyme?) qui se réunissent une fois par an pour s’amuser et faire rire les autres. L’année dernière, ils créaient un court-métrage fantastique intitulé “Et puis il ouvre les yeux”.
La vidéo a par ailleurs été tournée dans une ferme éco-responsable qui n’a pas grand chose de punk.
Cyberpunk en Russie : des codes qui marchent
Le jour de la publication sur YouTube, la vidéo a aussi été partagée sur Pikabu, un forum russe similaire à Reddit. Le lendemain, elle était reprise par des blogueurs spécialisés en jeux vidéo, des médias locaux ainsi que de nombreux groupes sur le réseau social VK (+70 millions d’utilisateurs actifs, dont la moitié ont entre 18 et 35 ans), avant d’atterrir sur les plateformes d’actualités comme Meduza ou Yandex Zen.
Aujourd’hui, Russian Cyber Village cumule plus de 3,6 millions de vues (seulement sur Youtube), et se retrouve source d’innombrables commentaires et même (^^) de quelques mèmes sur les forums internationaux comme Reddit et 9gag.
Peu probable que le collectif cyberpunk de Sergueï Vassiliev ait imaginé connaître un tel succès. Ce qui est sûr, c’est que la qualité de l’image associée à l’approche DIY est un ressort de viralité important.
Malgré l’anglais plutôt fluide de Nikolaï, la vidéo joue surtout sur les cordes sensibles de la genZ russe. Les outils numériques permettent de transformer une image d’un village paumé en terrain technologique à la conquête de Mars (on peut y voir une référence aux vieux codes de la Guerre Froide ou le lancement réussi d’Elon Musk, au choix) et un paysan (qui pourrait faire partie des Crazy Russians) en un YouTubeur sympathique. Russian Cyber Village contribue à créer une nouvelle identité russe : créative, cool et rigolo. Sûrement l’une des raisons de son succès, au-delà de sa qualité intrinsèque et de son ressort comique.
Cyberpunk russe : la culture des marges
En découvrant la vidéo de Vassiliev, difficile de ne pas penser immédiatement au projet Russia 2077 du graphic designer Evgueni Zoubkov. Publiée en 2018 sur le site Behance, cette série d’illustrations dépeint un univers post-apocalyptique dans des paysages russes :
La façon dont Zoubkov décrit son oeuvre pourrait parfaitement correspondre à la description de Russian Cyber Village :
“Russia 2077 est un projet présentant un monde parallèle où les images exagérées de technologies contemporaines contrastent avec des paysages banals et la vie quotidienne de la Russie provinciale dont les décors se sont retrouvés coincés hors du temps”.
Le mix entre réalité russe et esthétique cyberpunk se retrouve également chez de nombreux artistes russes qui transposent souvent des éléments loufoques et futuristes dans leur quotidien :
- Passionné par les effets 3D, Dmitri Kataev montre sur sa chaîne YouTube des avancées technologiques à Samara, où une entrée d’immeuble se transforme en ascenseur :
- Vadim Soloviev développe un univers surréaliste peuplé par des animaux gigantesques à Saint-Pétersbourg :
- Denis Unishkov se rapproche des jeux vidéo pour transformer Keanu Reeves en chauffeur de bus volant :
Ici aussi on retrouve un des leitmotivs du cyberpunk : la volonté de rendre visibles des marges de la société hyper-connectée.
Le mouvement cyberpunk qui allie science fiction et critique sociale est particulièrement riche en Russie. Dans un pays qui connait aujourd’hui à la fois un désastre économique d’ampleur et un boom technique, cela n’a rien d’étonnant.
3 bons liens :
👉🏼 Le cyberpunk pour les nuls, chez Usbek & Rika
👉🏼 Une liste d’oeuvres cyberpunk
👉🏼 une sorte de mini-encyclopédie du genre cyberpunk sur le site Eklecty-City