Telle actrice pas assez noire pour un rôle, tel comédien trop hétéro pour un autre… Les polémiques dénonçant l’invisibilisation des minorités et le “racisme systémique” des productions se multiplient. Entre prise de conscience politique et opportunisme commercial, le risque du “bad buzz” bouleverse Hollywood, mais les réactions précipitées ne sont pas toujours à la hauteur des enjeux.
Avant même de passer une audition pour un film ou une série, les acteurs et actrices devront-ils bientôt soumettre un test ADN détaillant leurs origines, tout en renseignant leur orientation sexuelle afin d’être “compatibles” avec le rôle escompté ? Cette hypothèse a priori délirante est évidemment aussi caricaturale que catastrophiste, mais l’actualité hollywoodienne a remis au premier plan les notions de représentativité, d’appropriation culturelle et de diversité à l’écran. Polémiques, mea culpa plus ou moins sincères et promesses de changement ont bouleversé une industrie cinématographique déjà profondément ébranlée par la pandémie de Covid-19.
Le 23 octobre, The Hollywood Reporter publiait un article dont le titre résume autant le refus du statu quo longtemps toléré que les difficultés pour le contester avec nuance : Les agents hollywoodiens face à de nouvelles complexités pour équilibrer demande de diversité et liberté artistique. De nombreux représentants d’artistes (acteurs, scénaristes, réalisateurs) se sont confiés au magazine, certains anonymement pour ne pas risquer leur réputation ni exposer leurs clients. L’un d’eux raconte :
“L’insistance pour une plus grande diversité augmente depuis un moment, mais les studios la demandent de manière bien plus transparente désormais. C’est genre “vous avez des scénaristes mexicains ?” Les demandes de diversités sont très spécifiques, et certains clients ne veulent pas être perçus comme ça. Certains ont à cœur de raconter des histoires liées à leur identité, d’autres veulent juste être vus comme des cinéastes, indépendamment de leur genre et leur ethnicité”.
Ce volontarisme azimuté s’accompagne de maladresses, à l’image de l’envoi d’un scénario de comédie à une réalisatrice afro-américaine spécialisée dans les drames. La raison d’une telle proposition ? L’héroïne du script était une femme noire. Une relative incohérence artistique qui a fait se demander à l’agente de la réalisatrice “si elle devait être reconnaissante pour la proposition ou souligner l’évident décalage de sensibilité”, selon le Hollywood Reporter. “Les scénaristes sont censés être capables de tisser des histoires n’émanant pas d’eux-mêmes, et on freine leur possibilité de créer”, estime un agent cité, visiblement mal à l’aise devant cet intérêt soudain un brin condescendant.
Twitter, la terreur des studios
Ce forcing accru des studios américains, entre militantisme et opportunisme commercial, est la conséquence directe des campagnes en ligne d’activistes indignés par telle ou telle annonce de projet. Accros aux polémiques, les médias se pressent pour les relayer -ou les créer eux-mêmes via tribunes ou interviews-, entretenant ainsi leur image progressiste tout en faisant grimper leurs audiences. Des impresarios hésitent désormais à proposer certains projets à leurs clients “blancs ou masculins” par peur du scandale potentiel. Un autre agent s’exclame :
“Twitter et les réseaux sociaux, c’est l’unique crainte des studios. On ne veut pas gaspiller le temps de nos clients sur des projets dont les studios vont se dérober”
Même les studios pensant “bien faire” peuvent malgré tout être victimes de cabale en ligne. Début octobre, la Paramount avait coiffé au poteau des concurrents comme Universal et Warner Bros, ainsi que des géants du numérique comme Netflix et Apple, en faisant l’acquisition d’un projet en apparence inattaquable : un biopic sur Cléopâtre. Le film sera réalisé par une femme (Patty Jenkins), écrit par une femme (Laeta Kalogridis), et bien sûr incarné (et produit) par une femme, Gal Gadot, elle-même à l’origine du projet. En dévoilant le projet, le site Deadline évoque son potentiel de “big female empowerment story”, termes en vogue à Hollywood. Hélas pour Paramount et Gadot, de nombreux militants ne voient pas les choses ainsi, et lancent une campagne (parfois teintée d’antisémitisme) s’indignant du casting de l’actrice israélienne dans le rôle de la reine d’Egypte. L’actrice, connue pour avoir incarné Wonder Woman, n’aurait pas, aux yeux de militants et de médias progressistes tels le Guardian, le pédigrée adéquat pour lui prêter ses traits. Et peu importe si l’ethnicité de Cléopâtre n’a jamais été formellement établie. : selon le Guardian, ce casting est “un pas en arrière pour la représentativité à Hollywood”. Aux dernières nouvelles, la Paramount -qu’on imagine avoir déboursé un montant astronomique pour remporter le projet- n’est pas revenu sur son engagement.
On notera que l’indignation médiatique est à géométrie variable. Moins de trois semaines après cette polémique sur Cléopâtre, c’est dans un climat médiatique bien plus bienveillant (à l’exception d’une chronique salée d’un média belge évoquant un “révisionnisme woke“) que l’actrice noire britannique Jodie Turner-Smith a été annoncée en reine Anne Boleyn pour une prochaine série historique anglaise. Boleyn était l’épouse blanche du roi Henry VIII, mais l’article du site Deadline annonçant ce casting ne mentionne pas la différence d’ethnicité entre l’interprète et son personnage, se contentant de l’euphémisme “série défiant les conventions” pour qualifier le projet. Dans les commentaires du site, un internaute baptisé Lennox, se présentant comme Afro-Américain, réagit : “J’aurais applaudi ce casting en dehors des sentiers battus avant tout le débat sur l’appropriation culturelle qui fait rage en ce moment”. “Je déteste le deux poids, deux mesures”, ajoute-t-il avant de faire explicitement référence à la polémique sur Gal Gadot en Cléopâtre. Sa réaction illustre la tension liée aux castings désormais systématiquement scrutés sous l’angle politique, et non purement artistique.
Treize ans plus tôt, le réalisateur Todd Haynes s’était permis de casser les normes narratives en castant six acteurs (dont une femme et un enfant afro-américain !) pour incarner différentes facettes du musicien Bob Dylan dans I’m Not There. Une telle prise de risque esthétique serait-elle envisageable aujourd’hui pour un projet sur James Brown ou Miles Davis avec un casting choral de comédiens de différentes origines ?
Black Lives Matter, le retour
Comment en est-on arrivés là ? Le mouvement pour un meilleur traitement des minorités par Hollywood est engagé depuis longtemps, mais il s’est accéléré ces derniers mois. En cette année électorale particulière outre-Atlantique, le climat socio-politique s’est gravement tendu durant le confinement printanier. Le 25 mai 2020, la mort de George Floyd, un Afro-Américain victime de violences policières, remet au premier plan Black Lives Matter, le mouvement antiraciste né en 2013. Malgré la crise sanitaire, des manifestations s’enchaînent durant des semaines. Le racisme systémique de la société américaine pointé par les activistes redevient un sujet majeur de l’écosystème médiatique, et l’industrie cinématographique n’est pas épargnée par ces remises en question.
Début septembre, elles culminent avec l’annonce par la (régulièrement critiquée) Académie des Oscars de nouveaux critères d’inclusion pour sa sélection. Quelques jours plus tôt, le décès à 43 ans de l’acteur Chadwick Boseman, interprète du superhéros Black Panther dans les blockbusters Marvel, avait rappelé l’importance de la représentativité sur grand écran.
Entre la mort de Floyd et celle de Boseman, de nombreuses controverses ont rythmé l’été. L’une des plus emblématiques reste celle du film Autant en emporte le vent : la fresque multi-oscarisée de Victor Fleming, sortie en 1939, a été momentanément retirée de la plateforme de streaming HBO Max, avant d’y faire son retour précédé d’une introduction le présentant comme un “document de référence sur les pratiques racistes d’Hollywood qui ont eu lieu par le passé”. Pas de “cancelling” à proprement parler ici puisqu’il s’agit d’une recontextualisation via avertissements, similaire à celle annoncée plus récemment par Disney pour sa plateforme de SVOD Disney+.
D’autres productions plus récentes ont été plus sévèrement altérées, à l’image d’épisodes de séries supprimés de certaines plateformes, parfois pour des raisons discutables. Au rayon “cancel culture” malvenue, citons le cas d’un épisode de la série Community retiré de Netflix pour cause de “blackface”, signe d’une incompréhension manifeste des intentions de l’œuvre, mais comme l’écrit Numerama, “dénoncer un blackface revient quand même à montrer un blackface”.
Les listes de “casting honteux”
Cet examen de conscience estival ne s’est pas arrêté au contenu des fictions, anciennes ou contemporaines : il s’est étendu au système de production, et notamment aux castings, soit le processus de choix des comédiens sollicités pour jouer un personnage.
Depuis des années, la presse anglophone se fait régulièrement l’écho d’accusations d’invisibilisation culturelle à Hollywood. En 2012, une association américaine représentant des personnes de petites tailles s’était insurgée que des acteurs de taille “normale” incarnent, via trucages numériques, des nains dans Blanche-Neige et le chasseur.
En 2015, la BBC publiait un article intitulé Quand des acteurs blancs jouent d’autres races. La même année, le site Indiewire recensait Les 25 pires cas de whitewashing à Hollywood depuis 2000 sous forme d’un diaporama photo avec clic obligatoire -donc page vue supplémentaire- pour découvrir chaque cas ; l’indignation reste un moyen garanti de booster sa fréquentation. Un an plus tard, le Washington Post surenchérissait en publiant 100 fois où un acteur blanc a joué quelqu’un de non blanc.
Portées par le vent Black Lives Matter, de telles publications se sont multipliées cet été 2020. Le symbole de ce climat expiatoire reste la réaction de Zoé Saldana, interprète de l’artiste Nina Simone dans le biopic Nina (2016). La comédienne, qui s’identifie pourtant comme noire, était lourdement maquillée pour incarner la musicienne au teint plus sombre que le sien. En pleurs, l’actrice aux origines dominicaines, haïtiennes et portoricaines s’est excusée début août en direct sur un compte Instagram militant, déclarant : “Je n’aurais jamais dû jouer Nina Simone. (…) J’aurais dû faire tout ce qui était en mon pouvoir pour confier le rôle à une femme noire pour qu’elle puisse incarner le rôle d’une femme noire exceptionnelle”.
Les Simpson rient jaune
Cet exercice de contrition avait été précédé par une série de prises de parole tout aussi empreintes de repentance, surtout dans le milieu de l’animation. L’actrice Jenny Slate a ouvert le bal en juin en annonçant son départ de la série animée Big Mouth. Cette humoriste passée par le Saturday Night Live doublait le personnage de Missy, une ado métisse.
Or la peau de Jenny Slate, juive originaire du Massachusetts, est blanche. En prêtant sa voix à ce personnage malgré leur différence épidermique (invisible à l’image, animation oblige), Slate se livrait à “une action d’effacement de gens noirs”, selon son texte publié sur Instagram. “Cesser d’incarner Missy est une étape parmi le processus à long terme de découverte du racisme de mes actions”, ajoute-t-elle, ouvrant la voie à une floppé d’acteurs.
Quelques heures après elle, Kristen Bell abandonnait pour la même raison le doublage d’un personnage également métisse dans la série animée Central Park.
Dans la foulée, les producteurs des Simpson annonçaient qu’aucun acteur blanc ne doublera désormais un “personnage de couleur”. La série culte de Matt Groening, diffusée depuis 1989, avait déjà fait un pas dans cette direction avec l’annonce, début 2020, que l’acteur blanc Hank Hazaria cesserait de doubler le personnage de l’épicier indien Apu.
Le cas de ce personnage est tout sauf anecdotique, et il a fait en 2017 l’objet d’un documentaire très recommandable, The Problem With Apu, réalisé par l’humoriste américain Hari Kondabolu. Ce fils d’immigrants originaires de l’Inde et fan de la série culte a été traumatisé par Apu dans son enfance. Selon lui, ce personnage était alors le seul représentant récurrent d’origine indienne à la télévision, ce qui lui a valu (ainsi qu’à beaucoup d’autres jeunes issus de l’immigration indienne) de nombreuses railleries durant sa jeunesse. Le fait qu’il soit incarné par un acteur blanc prenant un accent outrancier n’a évidemment rien arrangé.
Les doléances de Kondabolu, exprimées clairement dans The Problem with Apu, illustrent les deux revendications principales visant les castings : la volonté de représentation plus diversifiée, doublée du besoin pour les concernés de se représenter eux-mêmes. Pour Kondabolu, à l’heure où des stars issues de sa communauté bénéficient désormais d’une visibilité accrue, le rôle d’Apu, qui plus est doublé par un blanc, est une relique d’un passé révolu. Son documentaire rappelle que c’est avec un visage grimé que l’acteur anglais Peter Sellers incarnait le maladroit Hrundi V. Bakshi dans The Party, classique de la comédie américaine signé Blake Edwards en 1968, qu’on n’imaginerait guère avec une telle distribution aujourd’hui :
L’argument commercial
Ce désir d’une représentativité accrue ne résiste pas toujours à l’épreuve du réel. S’il est bien sûr une décision artistique, le choix d’un interprète reste dans beaucoup de cas un argument commercial, synonyme de moyens supplémentaires alloués à la production. Plus un long-métrage coûte cher, plus ses producteurs exigent la présence de “noms connus” dans les rôles principaux, quitte à ce que leur ethnicité ne corresponde pas à celle des personnages.
En 2014, Ridley Scott avait justifié à Variety le choix des acteurs blancs Christian Bale et Joel Edgerton pour incarner respectivement Moïse et Ramsès dans sa fresque biblique Exodus, avec un ton plutôt cash:
“Je ne peux pas monter un film avec un tel budget (…) et dire que mon acteur principal s’appelle Mohammed Trucmuche. Je ne pourrais pas me faire financer. Donc la question ne se pose même pas”
Une explication économique à laquelle d’aucuns rétorquent que ce n’est pas en excluant ainsi des acteurs racisés que de futures stars non blanches pourront émerger : l’éternel dilemme de l’oeuf ou la poule.
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La prise en compte nécessaire de voix longtemps ignorées par Hollywood risque-t-elle de cloisonner, à terme, chaque comédien dans une catégorie assignée dont il ne devra surtout pas s’éloigner, comme on le cauchemardait en début d’article ?
Pas si sûr : dans un article de Slate intitulé Pourquoi des interprètes hétéros continuent à jouer des personnages LGBT+, aucun des militants courroucés interrogés “ne souhaite que les rôles queer soient réservés aux personnes queer, que les acteurs et actrices soient cantonnées à des personnages partageant la même orientation sexuelle”. L’un d’eux précise :
“il s’agit d’obtenir que les personnes queer aient accès aux mêmes opportunités que les personnes hétéros, et qu’elles aient la possibilité de raconter les histoires qui leur sont importantes”.
Cet objectif légitime -transposable à toutes les minorités- nécessitera de profonds changements, via des actions réfléchies plutôt que des réactions précipitées. A ce titre, le petit milieu hollywoodien serait sans doute inspiré de prendre du recul par rapport aux innombrables shitstorms Twitter plutôt que d’en être tétanisé. Et d’instituer des changements profonds sur la durée plutôt que des ajustements de façade et des purges hâtives pour calmer les foules.
Une étude récente sur la diversité dans le cinéma 1Le 22 octobre, l’Université de Californie à Los Angeles a dévoilé la seconde partie de son étude annuelle sur la diversité à Hollywood, dédiée au secteur télévisuel après une première sur le cinéma. avance qu’en septembre 2020, 92% des postes de directions dans les principales sociétés de l’industrie audiovisuelle était occupés par des cadres blancs, et à 68% par des hommes. Une légère amélioration par rapport à 2015 (96% de blancs, 71% d’hommes), encore bien loin de la réalité d’un pays où les statistiques ethniques sont autorisées : les minorités (comprendre : personnes non-blanches) constituaient 40,2% de la population américaine en 2019.
En 2050, selon les projections du bureau du recensement des États-Unis, elles représenteront 53% de la population du pays.