FAIR: des intellectuels critiques du wokisme lancent une fondation pour combattre le “néo-racisme”

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Des intellectuels anglophones, parmi lesquels Bari Weiss, John McWhorter, Thomas Chatterton Williams et Andrew Sullivan, ont annoncé le lancement d’une fondation pour lutter contre le racisme et l’intolérance. FAIR se veut être une alternative aux structures antiracistes américaines jugées défaillantes.

Lancée ce jeudi 4 mars 2021, la FAIR (adjectif signifiant “juste” en anglais) pour Foundation Against Intolerance and Racism, se décrit comme “organisation non liée à un parti politique”. Elle a pour objectifs la promotion “des droits civiques et libertés pour tous les Américains” et l’encouragement d’une “culture commune basée sur la justice, la compréhension et l’humanité”.

On les savait proches, souvent complices sur Twitter, indignés par les mêmes excès d’un militantisme woke que plusieurs décortiquent (parfois à outrance) à coups de tribune, podcast et autre newsletter Substack. Ils sont journalistes, universitaires, avocats, scientifiques, humoristes, écrivains, activistes, et, bien que de bords politiques variés, tous détracteurs de la course à l’échalote morale qui sévit selon eux Etats-Unis mais aussi de l’anti-racisme promu par le mouvement Black Lives Matter.

La crème de l’anti-wokisme et des “anti-conformistes de l’antiracisme”

31 personnalités constituent le Conseil d’administration de cette toute nouvelle organisation, lancée à grand renfort de tweets coordonnés de ses membres (qui jouissent pour la plupart de grosses communautés sur les réseaux), parmi lesquels:

☞ La journaliste Bari Weiss, connue pour sa démission fracassante du New York Times à l’été 2020.

Andrew Sullivan, anglo-américain et blogueur de la première heure, puis journaliste dans la presse “mainstream”. Il a “fait une Bari Weiss” à l’été 2020 et a quitté le New York Mag pour monter sa newsletter The Weekly Dish sur Substack.

Megyn Kelly, journaliste et animatrice, elle est l’un des visages les plus connus de la télévision américaine. Ancienne personnalité de Fox News, elle s’est faite licencier de NBC en 2018, après avoir tenu des propos jugés problématiques sur la black face.

Steven Pinker, psychologue cognitiviste canado-américain et professeur à Harvard, particulièrement influent et connu pour son opposition à l'”orthodoxie woke”.

Abigail Shrier, journaliste pour le Wall Street Journal et autrice d’un livre controversé pour ses opinions sur les questions trans.

Daryl Davis musicien américain et militant. Il parcourt l’Amérique depuis plus de 30 ans pour rencontrer les américains les plus racistes du pays et revendique d’avoir convaincu près de 200 membres du Ku Klux Klan de quitter l’organisation suprémaciste.

Andrew Doyle, humoriste et écrivain britannique. Figure de l’anti-wokisme, il est le créateur du personnage fictif Titania McGrath, qui vise à parodier les excès woke.

Melissa Chen, journaliste et militante singapourienne, elle écrit pour The Spectator et a co-fondé Ideas Beyond Borders.

Zaid Jilani, ancien de The Intercept, il est aujourd’hui journaliste freelance et écrit aussi bien pour le Guardian que pour Quillette.

☞ La militante et écrivaine néerlando-américaine d’origine somalienne, Ayaan Hirsi Ali. Prix Simone-de-Beauvoir pour la liberté des femmes, elle a collaboré à l’écriture de Soumission (court-métrage du réalisateur Theo Van Gogh assassiné en 2004 par un islamiste). Cette ancienne députée est considérée par certains comme “islamophobe” pour ses propos sur l’Islam,à l’image du sujet de son dernier livre.

Christopher Rufo, réalisateur américain, journaliste d’opinion et activiste conservateur, il est l’un des fervents opposants à la Critical Race Theory.

Mais aussi, de nombreux intellectuels afro-américains que Le Monde décrivait il y a quelques mois dans un portrait croisé comme “les anti-conformistes de l’anti-racisme” et “une intelligentsia noire iconoclaste qui monte en puissance, unie dans le rejet d’un certain antiracisme qu’elle tient pour une religion” :

Thomas Chatterton Williams, auteur et critique américain vivant en France, co-signataire de la tribune A Letter on Justice and Open Debate parue dans le Harper’s Magazine en juillet 2020, et auteur de “Autoportrait en noir et blanc. Désapprendre l’idée de race” (qui vient de paraître en français):

☞ Le linguiste John McWhorter, professeur à Columbia et contributeur à The Atlantic, auteur du controversé Losing Race, il y a 20 ans, et aujourd’hui critique, notamment, de la bible du woke White Fragility de Robin DiAngelo.

Coleman Hughes essayiste et animateur de son propre podcast (extrait ci-dessous), il est, à 24 ans, l’une des plus jeunes voix critique de l’anti-racisme actuel.

Glenn Loury, économiste et auteur américain de renom, connu pour ses positions sur les questions de race et classe, notamment critique à l’égard du mouvement Black Lives Matter et de concepts tels que le “racisme systémique”.

La liste complète des membres du conseil d’administration est disponible ici. Dans sa dernière newsletter, Bari Weiss décrit ce board comme “une coalition de libéraux, modérés, et conservateurs, rassemblés pour défendre nos valeurs les plus fondamentales“. Cette diversité de profils est difficilement contestable mais l’annonce de certains noms a fait l’objet de nombreux commentaires, pointant l’incompatibilité entre le nom de l’organisation, sa vocation anti-raciste, et les idées ou discours de certains de ses membres, à l’instar de ces quelques tweets :

Etant donné qu’un classement de toutes ces personnalités sur le spectre politique américain susciterait un débat sans fin et ne peut se faire sans une part de subjectivité, CTRLZ vous laisse le soin de vous forger votre propre avis. Surtout, c’est l’action concrète, sur le terrain, qui permettra d’apprécier le rôle de cette fondation, bien plus que les profils des membres de son board – dont le rôle devrait être en partie honorifique et “marketing”.

Pour contrer “une orthodoxie intolérante”

Avant d’évoquer ces actions concrètes, étudions de plus près les idées mises en avant par la FAIR. Sur son site, l’organisation assume -voire insiste sur- l’influence de Martin Luther King Jr. (dont les photos sont largement utilisées dans l’iconographie du site et en bannière du compte Twitter), et livre le constat suivant sur le contexte de sa création outre-Atlantique :

“De plus en plus d’institutions américaines – des établissements d’enseignement supérieur, des entreprises, le gouvernement, les médias et même des écoles primaires- appliquent une orthodoxie cynique et intolérante. Cette orthodoxie exige de nous de voir les autres sur la base de caractéristiques fixes telles la couleur de peau, le genre ou l’orientation sexuelle. Cela nous oppose les uns aux autres, et amoindrit le sens de notre humanité”

Outre Martin Luther King Jr., la FAIR affiche sur sa home deux autres personnages de l’histoire américaine, chacun incarnant un des mots d’ordre de la fondation, via une citation; Frederick Douglass, né esclave, figure des droits civiques, et premier Noir à avoir été candidat à la vice-présidence des Etats-Unis en 1872 : “Supprimer la liberté d’expression est un double tort. Il viole les droits de l’auditeur ainsi que ceux de l’orateur“. Ainsi que Abraham Lincoln, seizième Président américain, célèbre, notamment, pour avoir ratifié le XIIIe amendement abolissant l’esclavage : “Nous ne sommes pas ennemis, mais amis. Nous ne devons pas être des ennemis. Bien que la passion les ait éprouvés, elle ne doit pas briser nos liens d’affection“. Ce choix est particulièrement significatif, alors que le mouvement BLM a, lui, remis en cause le personnage qui ne mériterait plus les hommages mémoriels de la nation.

Le manifeste disponible en ligne explicite les valeurs défendues par la FAIR :

- “Nous défendons les libertés civiques et droits garantis à chaque individu, notamment la liberté de parole et d’expression, une égalité de protection devant la loi, et le droit au respect de la vie privée.

- Nous défendons des individus menacés ou persécutés pour leurs propos, ou qui sont tenus de respecter des règles de langage ou de conduite différentes sur la base de leur couleur de peau, leur ascendance ou d’autres caractéristiques immuables.

- Nous soutenons les désaccords respectueux. 

- Nous pensons que les mauvaises idées méritent d’être confrontées à de bonnes idées, et jamais à de la déshumanisation, censure ou mise sur liste noire.

- Nous croyons que la vérité objective existe, qu’elle peut être découverte, et que la recherche scientifique ne doit pas être entachée par un agenda politique.

- Nous sommes pro-humain, et encourageons un anti-racisme compatissant enraciné dans la dignité et l’humanité commune.”

Dans sa newsletter, Bari Weiss précise :

“La FAIR est une organisation qui reprend le drapeau abandonné par l’ACLU et le SPLC  [deux associations américaines de défense des droits, ndlr.] en se mobilisant pour les droits civiques, les libertés civiles, l’égalité devant la loi, la justice, la tolérance et l’anti-racisme pro-humain”.

Cette volonté de se positionner comme une alternative à l’historique ACLU (l’American Civil Liberties Union / Union américaine pour les libertés civiles) se retrouve également dans le tweet de lancement de Thomas Chatterton Williams qui fait référence à l’action de l’ACLU auprès de l’université Smith College, suite à une polémique raciale (gérée de façon précipitée et injuste par l’établissement, comme le rapporte le New York Times). L’avocat de l’ACLU avait recommandé d’instaurer la création de dortoirs non-mixtes. C’est ce point que tacle l’écrivain, et c’est précisément face à ce genre de politiques que la FAIR souhaite agir.

Les enjeux sémantiques

Chaque mot du site étant pesé pour être le plus inattaquable possible, et aucun exemple précis de menace contre “les droits civiques et libertés” n’étant cité, il s’agit de lire entre les lignes, de bien comprendre les termes utilisés en notant également ceux qui sont sciemment évités.

Dans l’onglet dédié au milieu professionnel, le site écrit, avant un formulaire de contact : “nous sommes ici pour vous aider, si vous êtes confrontés à du néo-racisme sur votre lieu de travail”.

Ce terme “néo-racisme”, qu’on retrouve également dans plusieurs tweets de Bari Weiss, est plus ou moins explicité dans un bref glossaire qui en fournit une définition plurielle : 

“néo-racisme, nom

1a. La croyance que la race est une construction sociale réelle et inéluctable qui détermine l’identité, l’action, les croyances, la capacité ou la culture, de sorte que des membres de races différentes ne soient jamais en mesure de se comprendre à cause de différences culturelles intrinsèques et insurmontables.

1b. Les préjugés, discriminations, stéréotypes ou antagonismes dirigés contre une personne ou un groupe de personnes fondés sur cette croyance.

2. Discrimination, comportement ou attitudes envers des individus ou groupes qui reflètent et encouragent la croyance que des membres de certains groupes raciaux sont en permanence inférieurs à des membres d’autres groupes raciaux.”

Le “néo-racisme” en milieu professionnel est également évoqué explicitement dans le témoignage ci-dessous. Un directeur de la photographie afro-américain (dont le nom n’est pas renseigné), se lamente d’être réduit depuis quelques temps à “une embauche pour la diversité”, au lieu d’être reconnu pour ses compétences professionnelles :

Pourtant, c’est bien le terme “racisme” et non “néo-racisme” qui fonde l’acronyme F(oundation) A(gainst) I(ntolérance) & R(acism). De quoi est-il question exactement ?

Dans la “lettre d’engagement” – dont les 3 mots forts sont “justice”, “ouverture d’esprit” et “humanité” – il est indiqué :

“Je crois en l’application des mêmes règles pour tous, et rejette le dénigrement d’individus sur la base de leurs conditions de naissance”.

Ainsi formulée, la phrase s’applique autant à la définition universelle du racisme dont sont victimes les personnes racisées, qu’à la notion controversée de “privilège blanc” popularisée par les travaux de la chercheuse militante Peggy McIntosh ou le livre de Robin DiAngelo qu’on évoquait plus haut. Cette théorie est d’ailleurs l’un des facteurs à l’origine de nombreuses tensions en milieu scolaire évoquées et suivies par plusieurs des membres de la FAIR, à l’image du récent cas de Jodi Shaw, démissionnaire du prestigieux Smith College après avoir dénoncé un “climat hostile” dû, selon elle, à sa couleur de peau.

La fondation s’en sort donc par un jeu d’équilibriste sémantique (qui risque de ne pas convaincre tout le monde) mais qui a le mérite d’être cohérent avec la posture globale et les intentions annoncées.

Plus que les mots employés, ce sont surtout les mots soigneusement évités qui donnent à l’initiative une ambition universaliste cherchant à éviter toute récupération possible. Ainsi, le site de FAIR ne mentionne aucunement les termes “cancel culture” et “woke”. Pas plus que les termes “privilège blanc” ou “critical race theory” alors que ce sont bel et bien ces notions qui sont dans le collimateur de son conseil d’administration. Le côté fourre-tout d’un terme comme “woke” (que notre série d’articles sur le sujet tente de cerner), souvent instrumentalisé par les franges les plus conservatrices de ses détracteurs, peut expliquer le choix d’éviter ces termes, autant polysémiques que connotés.

C’était déjà le cas de la tribune du Harper’s Magazine (traduite en Français dans Le Monde) dont plusieurs figures de la FAIR étaient signataires. La tribune évitait également scrupuleusement l’emploi de l’expression “cancel culture”, lui préférant des termes beaucoup plus neutres et factuels tels que “intolérance à l’égard des opinions divergentes” ou “goût pour l’humiliation publique et l’ostracisme”. De même, le terme “woke” n’était pas écrit une seule fois. D’ailleurs, la pétition ne visait personne directement mais parlait de “climat d’intolérance général qui s’est installé de part et d’autre” ou encore “notre culture”. De même c’est la forme passive qui était utilisée pour expliciter des exemples d’excès contre lesquels que la tribune entendait mettre en garde (“Editors are fired”, “journalists are barred”). C’est la même philosophie qui semble ici à l’oeuvre : s’éloigner des débats enflammés, tout en proposant une nouvelle alternative aux organisations existantes.

Que propose la FAIR ?

A l’image de celui du directeur photo cité plus haut, la FAIR entend récolter un maximum de témoignage de personnes qui font face à l'”orthodoxie intolérante qui gangrène nos écoles, communautés et lieux de travail” et encourage les internautes à “trouver le courage moral” de témoignage via le hashtag #AFewRequests.

Surtout, les citoyens américains confrontés au type d’intolérance et de racisme dénoncé par la FAIR pourront trouver une assistance juridique via un réseau d’avocats en cours de constitution, selon le site (comme ce que fait l’ACLU).

Ce type de mise en relation ainsi que le recueil de témoignages semblent au cœur de la stratégie proposée par FAIR, notamment en milieu scolaire. “Nous offrons des conseils aux parents et éducateurs, connectons des partisans à travers le pays, développons des programmes d’étude et travaillons pour assurer que votre école respecte des valeurs de justice, de compréhension et d’humanité”, assure l’organisation, qui promet de respecter la confidentialité des témoins. La fondation, basée à New York, incite à la création de sections locales à travers les Etats-Unis. 

Cette volonté de soutenir des parents, des professeurs et autres salariés s’estimant victimes ou dommages collatéraux de politiques identitaires rappelle la récente initiative Counterweight (littéralement “contrepoids”), à la mission similaire. Sa fondatrice Helen Pluckrose (qui fait d’ailleurs partie du conseil d’administration de FAIR), a déclaré s’attendre à “une très utile collaboration” entre les deux structures.

En recherche de bénévoles comme de dons, la FAIR a recueilli (à l’heure où nous écrivons ces mots) près de 2026 signatures à sa “lettre d’engagement”.

Le piège des indignations ?

Dès son lancement, la toute jeune fondation a également pris part, d’une certaine façon, à sa première polémique puisque le site bannedseuss.com (littéralement “Seuss interdit”) contient sur sa seule et unique page l’inscription “Supprimer des livres est une folie. Défendez notre humanité commune“, suivi d’un bouton “join us” qui renvoie vers le site de la FAIR. Si le site n’est, en revanche, relayé ni sur celui de la fondation, ni sur ses comptes sur les réseaux sociaux, il l’a été par Bari Weiss, accompagné d’un “ça suffit de diviser” :

Le Seuss en question est un monstre sacré de la littérature enfantine américaine. Et la polémique qui agite depuis quelques jours Twitter fait suite à la décision de l’organisation gérant le patrimoine de l’auteur de ne plus proposer à la vente 6 ouvrages de Theodor Seuss Geisel (sur une soixantaine au total). Ces livres, écrits pour la plupart avant 1955, sont désormais considérés comme véhiculant des stéréotypes racistes qui “dépeignent des gens de manière fausse et blessante“, à l’instar des quelques exemples ci-dessous.

Si le site et Bari Weiss – via son tweet- ne hurlent pas à la cancel culture et n’en font pas des caisses contrairement à d’autres, et si l’initiative est peut-être juste un moyen de faire connaître la fondation en surfant sur une polémique virale et en défendant leur attachement à la liberté d’expression, on peut tout de même s’interroger sur la méthode employée pour cette première prise de position “publique” de la FAIR.

Le nom du site bannedseuss.com (alors que rien n’est, à proprement parler, “interdit”), la bannière rouge alarmiste, et l’emploi du terme “erasing books” peuvent sembler assez paradoxaux, venants d’une fondation qui entend lutter contre l’intolérance et le racisme.

Plutôt que d’employer des éléments de langage aussi péremptoires, calqués sur l’hystérisation et les approximations courantes sur les réseaux sociaux, la fondation serait peut-être plus cohérente avec ses engagements (et son ton “apaisé”) en adoptant un discours un peu plus construit et nuancé sur le sujet ?

Si le lancement de la FAIR n’a, pour le moment, pas été beaucoup repris médiatiquement, et que l’annonce de certains noms a fait grincer des dents, l’initiative a, malgré tout, fait des heureux… Affaire à suivre !

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