Le Gorafi - screenshot

Entretien avec Le Gorafi : la satire est-elle encore possible ?

34 Shares
34
0
0
0
0
0

Alors que se déroule le procès des attentats de janvier 2015 et que Charlie est encore visé et menacé, on est allé rencontrer Le Gorafi, institution satirique en ligne, à laquelle on pense assez peu quand on parle de liberté d’expression. Qu’est-ce qui a changé sur les réseaux depuis la création du site il y a 8 ans, soit une éternité à l’échelle d’internet ? À l’heure des polémiques permanentes, des fakes news et de la culture woke, comment peut encore se faire la satire en ligne ? Reste-t-il encore un créneau pour le lol ? L’auto-censure est-elle incontournable désormais ? Entretien avec Sébastien Liébus, co-fondateur du Gorafi.


Vous vous êtes lancés en 2012, il y a 8 ans, soit une éternité à l’échelle internet. Est-ce que tu peux nous décrire à quoi ressemblait “les internets” quand vous avez lancé Le Gorafi ? 

À l’époque Vine n’existait pas. Aujourd’hui, Vine n’existe plus. Entre les deux, c’était devenu quelque chose d’incontournable et inarrêtable.  Les réseaux sociaux ont explosé courant 2012, Twitter était en train d’être adopté par la France entière, ça restait un réseau d’initié, essentiellement des journalistes, des médias, des politiques. Je ne pense que pas que les “internets” aient changé depuis, ce sont les gens qui le composent qui ont changé, évolué. On reste sur la même structure, on est à la merci d’un RT sur un réseau social, un titre prend ou pas. La seule chose qui a peut-être changé c’est le reach Facebook, on doit sacrifier beaucoup plus d’animaux que dans le passé pour le ranimer. 

A ton avis, pourquoi est-ce que vous êtes devenus une “institution” ? 

Je n’aime pas le titre d’institution, ça fait vieillot, c’est une affaire à se retrouver dans un costume vert flanqué d’une épée et à passer ses journées à rédiger le prochain dictionnaire en disant du mal de l’écriture inclusive. Mais on est devenu centraux parce qu’on a su s’organiser, s’adapter et produire régulièrement de la qualité. Entre 2012 et aujourd’hui, quantité de sites comme nous se sont montés, certains même très bons, mais qui n’ont pas duré. Pourquoi eux et pas nous? Peut être était-ce parce que nous étions arrivés dans les premiers, on a réussi à se faire un nom, une marque, reconnaissable. Donc quand quelqu’un lançait son site satirique, il était “le gorafi de la tech” “le gorafi des scouts”. Très difficile pour eux d’exister par eux-même quand vous voulez vous démarquer et apporter quelque chose d’original. 

Est-ce que tu peux nous parler des cas un peu “emblématiques” d’histoires Gorafi que le public a pris pour de vraies info ? 

Il y en a des dizaines, du mec retrouvé dans Fort Boyard, de Remy Gaillard qui avait créé Nabilla, du gus trop souriant dans le métro. Plus récemment c’est Christophe Maé qui se blesse en rendant hommage à Van Halen

Chaque année on a une dizaine de titres qui deviennent “des classiques” et qu’on peut multirediffuser sans vergogne pendant des années. Et la fameuse apparition de Christine Boutin sur BFM lisant un de nos tweets qu’elle avait pris pour un vrai communiqué du gouvernement…

Autant à vos débuts, vous n’étiez pas connu donc on pouvait voir passer vos tweets et croire à une info véridique, autant, maintenant que beaucoup d’internautes vous connaissent, ce risque est moindre. Mais on a l’impression qu’il est aujourd’hui moins “facile” de faire de la satire ou du lol sur les réseaux sociaux et qu’on est vite accusé de propager des “fake news”, ce qui arrive souvent à Nordpress, par exemple. Ou, récemment encore, ce qu'illustre bien le cas des comptes lol qui s’étaient amusés autour de l’histoire de Nagui et des chevaux mutilés. Qu’est-ce que t’en penses ? Et comment vous vous prémunissez de ça ? 

La fake news est facile en fait, la satire plus complexe, parce qu’elle demande de “sur-compliquer” une idée, de la complexifier, et d’ajouter des niveaux d’absurde. Mais après, la fake news est tentante parce qu’elle peut devenir ultra virale et donc rapporter pas mal de clics. La frontière est ténue mais on essaye de faire un mieux. Il n’y a pas de recette magique, disons que nous on essaye de faire un titre décalé mais avec un propos tenu très sérieux, d’où va naître le décalage. Mais après “la blague pour la blague” reste un sport autorisé, on le pratique de temps en temps.

Si tu devais nous dessiner une frise chronologique et nous décrire des périodes successives des différents âges du Gorafi, tant du point de vue de votre image publique que de celui de votre rapport aux lecteurs, ça ressemblerait à quoi ? 

Il y a la période 2012/2013, où je commence d’abord seul, avec juste le compte Twitter, pendant quasi 6 mois, dans mon coin, sans en parler à personne. À l’époque il y a quelques titres qui fonctionnent mais on (enfin je) est plus un “blog” qu’autre chose. 

A partir de septembre 2012, il y a l’article “trop souriant dans le métro…” qui nous propulse. Je rencontre mon associé dans la semaine. On travaille immédiatement, on fait les premiers lives (on a quand même animé un live sur le changement d’heure en le commentant comme s’il s’agissait de l’Eurovision, superbe souvenir). C’est à ce moment que la structure de diffusion telle qu’on la connaît aujourd’hui s’installe avec son rythme de publication, entre éphéméride du matin  et publications articles inédits à heure fixe.

De 2012 à 2014, on grandit assez vite, on est rejoint par quelques auteurs, ce qui permet de souffler un peu. C’est devenu notre activité à temps plein. On commence à sortir notre livre annuel. Il y a quelques types de développement télé qu’on essaie de mener mais en vain, jusqu’à début 2014.

De 2014 à 2015, c’est la période “canal”, l’époque où les gens étaient persuadés qu’on avait été rachetés par Canal. On a pu avoir nos premiers locaux et ouvrir un peu plus la rédaction. Mais ceci s’arrête quand en juillet 2015, un milliardaire Breton décide de passer un grand coup de balai (pour nous rappeler en septembre suivant pour nous supplier de revenir : on a dit “Nope”. Aucun regret).

De 2015 à 2017 ça été une période très intense, et très étrange. On a eu beaucoup d’actualités à traiter, beaucoup trop, beaucoup de drames. Il fallait qu’on fasse rire, qu’on soit un peu les doudous de tout le monde. Parallèlement il y a eu la campagne de 2016/2017 qui a été éreintante et j’appréhende déjà la prochaine.  C’est pour ça que je suis pour le retour du septennat. 7 ans de repos entre deux présidentielles c’est pas mal.

Est-ce que tu trouves que les comportements en ligne et les mentalités ont changé depuis 2012 ?

Les mentalités évoluent, certains y voient un mal, d’autres un bien.  Elles seront encore plus différentes en 2032. Nous on n’a pas d’analyse sur les mentalités, en fait. Si on devait analyser les changements de mentalités, on n’écrirait plus. On se focus sur l’actualité du moment, certainement pas sur les mentalités qui de toutes façons évoluent. 

Dans les commentaires que vous recevez, est-ce qu’il y a eu un changement des réactions, du ton des commentaires ? Et est-ce qu'il y a des sujets qui suscitent systématiquement des réactions négatives ou excessives ? 

On a supprimé les commentaires sur le site, c’était fatigant de tout modérer. Sur Facebook ça reste bon enfant, les gens comprennent ce qu’on est et comment on se positionne, c’est devenu assez rare de devoir “expliquer” un texte. Mais ça arrive. On a fait des articles sur les Ouïghours et certains se sont scandalisés et ce sans jamais avoir lu l’article : alors que l’article moquait la non réaction internationale. Mais la simple présence du mot “Ouïghours” dans le titre les faisait bondir.  

N’importe quel sujet va amener n’importe quelle réaction négative. Le simple fait de mettre en scène Dieu comme on le fait “Dieu annonce ceci” “Dieu fait cela” va amener des réactions de gens qui estiment que Dieu (notre Dieu que l’on met en scène est un Dieu “humanisé”, comme une sorte de Jeff Bezos qui gère le Paradis) n’est pas sujet de blague. Donc il nous est arrivé de recevoir des mails pas contents de gens de toutes confessions estimant qu’on ridiculise “Dieu”. 

capture d’écran du site Gorafi.fr

Comment tu définirais la satire en ligne et est-ce que tu penses qu’elle est plus difficile à faire qu’avant ? et pourquoi ? 

C’est très difficile, surtout depuis 2020 où on a l’impression que le monde est devenu un gorafi géant. Chaque matin quand je fais ma revue de presse matinale j’ai mal à la tête. On est dans une course avec la réalité pour réussir à poser des nouveaux jalons de territoire de satire parce que ceux qu’on utilisait sont occupés désormais par la réalité.

Mais ça part aussi d’un problème plus profond et qui date de l’époque où nous avons commencé à avoir du succès sur les réseaux : les médias se sont mis à copier nos titres, en se disant “Gorafi fait des articles de presse amusants avec des titres drôles, faisons, des articles de presse amusant avec des titres drôles” et ce, quitte à complètement changer le récit de l’article. 

Un exemple que je cite souvent c’est un fait divers “Il cambriole un presbytère et tombe sur un ancien judoka”. Titre amusant. Mais quand vous lisez le récit, on apprend que l’ancien judoka a été envoyé à l’hôpital par le cambrioleur. On est plus du tout dans la même histoire en fait. 

Est-ce qu’il y a des sujets que vous n’avez jamais traité et est-ce que vous vous auto-censurez plus qu’avant ou est-ce qu’il y a des sujets sur lesquels vous n’allez plus ou plus timidement ?

Il n’y a pas de sujets interdits tant qu’on a un bon angle. 

Alors c’est quoi “un bon angle” ? En particulier sur les sujets les plus sensibles et déclencheurs de polémiques, de débats enflammés stériles ou d’indignations ? 

Un bon angle c’est une angle inattaquable, qu’on ne peut pas essayer de reprocher en mode “vous manquez de respect pour untel”, qui fait que la personne qui arrive avec cet angle a parfaitement compris les tenants et les aboutissants. Par exemple, les articles sur les Ouïghours.

En France, l’affaire de la ligue du lol, a été l’occasion pour certains -notamment chez les early adopters de Twitter-, de remettre en question certains comportements qu’ils avaient pu avoir au début des années 2010, mais aussi de réaliser comme les “moeurs” avaient évolué, et notamment le “lol”. Qu’est-ce que tu en penses ? Est-ce que tu fais ce même constat ? 

“Les temps changent” (MC Solaar)

Je re tente : sans vous demander votre avis sur le bien fondé de ces changements, est-ce que le “lol” pratiqué en ligne a changé et en quoi ? 

On fait de la satire, pas du “lol”, c’est différent dans la manière de le penser, de l’amener. Cela peut être interprété comme du “lol” mais le lol reste le fait avant tout d’individus, de particuliers, de petits groupes qui créent des runnings gags à partir de tweets ou de remarques d’une autre personne, parfois sur l’actu mais plus rare. Il y a aussi le phénomène du mème. Notre prisme est l’actualité, pas les tweets d’une personne, d’un particulier. Ni les mèmes. 

Est-ce que tu penses qu’on peut encore aujourd’hui faire de la satire sans heurter la sensibilité de quiconque ? Et est-ce que c’est grave d’”heurter la sensibilité” des gens ? 

La satire, la comédie, heurteront toujours quelqu’un. C’est comme quand on nous reproche de faire de la politique dans nos articles satiriques. Mais la satire est par définition politique. Elle est un coup de poing qui part de bas en haut, c’est la réponse contre les puissants, c’est tourner en dérision les codes d’une société pour la dénoncer (et les rares sites satiriques d’extrême droite lancés durant la campagne 2017 étaient assez horribles car on voyait de suite que cela ne fonctionnait pas en faisant l’inverse, de haut en bas). Donc reprocher à la satire d’être satirique et corrosive est quelque chose d’assez antinomique. 

Sans tomber dans le “on peut plus rien dire”, comment faire, selon toi, pour ne pas s’auto-censure & sans risquer de faire l’objet d’une polémique en ligne dès qu’on va un peu loin ? 

On cite Desproges en disant “on peut plus rire de tout”. Sauf que Desproges quand il fait son fameux sketch sur les juifs, il le fait d’abord relire à des survivants de la Shoah, il leur demande s’il va pas trop loin, si justement il ne les heurtent pas, parce qu’il veut rire AVEC eux, et non simplement d’eux. C’est encore plus dingue quand sur un plateau télé il y a peu on taxe ce sketch d’antisémite. C’est justement n’avoir rien compris à ce que dénonçait Desproges. Et il va rire surtout de l’antisémitisme à la française très ancré dans les mentalités. Et surtout c’est un rire grinçant, gênant, on ne rit pas complice, c’est un rire très intelligent.

De toute façon, quoique vous fassiez, il y aura toujours quelqu’un pour dire “C’est pas très drôle quand même” même si vous faites un site satirique sur les collectionneurs de petites cuillères. 

Est-ce qu’il y a des contenus que vous regrettez ? Avec lesquels vous savez que vous avez blessé des gens, par exemple ? 

Beaucoup d’articles avec des farutes de frapopes qui auraient pu être évités. Quel gachis. 

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *