Du Pepper Spray Cop à la Karen, le mème activiste

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Entre la “Karen”, les “neurchi” sur la libéralisation du travail et les comptes Twitter d’humour “gauchiste”, le mème se fait activiste. Décryptage. 

C’est l’histoire d’un mème. Vous la connaissez ? C’est l’histoire d’un mème, qui commence comme une photo de brutalité policière, continue dans un grand détournement, évolue en Karen, et sert au passage d’outil de militantisme à peine voilé. Tout ça en presque 10 ans d’Internet. Autant dire, une éternité…

Le 18 Novembre 2011, sur le parvis de l’Université de Californie Davis, le mouvement Occupy a deux mois et un groupe d’étudiants manifeste sur le campus. Assis par terre, quelques dizaines d’étudiants protestent contre l’arrestation de leurs camarades en formant une chaîne humaine – pacifique. Un policier, casqué et lourde ceinture de cuir à poches vissée à la taille, s’approche, brandit sa canette de lacrymo et arrose à bout portant les indociles, aussi copieusement que nonchalamment. Le gaz est d’un orange sombre. Autour de lui, les manifestants scandent “Shame on you”. Des observateurs filment, d’autres prennent des photos. 

Le lendemain, une photo de l’incident est posté sur le forum Reddit. Bientôt, ce policier anonyme aura un nom – Lieutenant Pike – et un mème : « Casually Pepper Spray Everything Cop » (« Le policier qui gaze nonchalamment tout au poivre »). 

Capture d’écran de Reddit

Taxinomie du mème 

Pour les non initiés, posons les bases. Un mème Internet est “toute information, hyperlien, média ou comportement qui passe d’un internaute à un autre et évolue en se propageant“, définit Don Caldwell, rédacteur en chef de l’encyclopédie des mèmes Know Your Meme (KYM), que nous avons interrogé. Inspiré dans sa définition originale de la biologie, le mème, conceptualisé par le théoricien de l’évolution Richard Dawkins, évolue et mute à la manière des gènes. 

Dans la taxonomie des mèmes, à la rigueur scientifique sous l’impulsion de l’équipe KYM, Pepper Spray Cop est un “mème photoshop”. Ainsi, sur le logiciel de retouches, les internautes s’amusent à placer le lieutenant dans des situations toujours plus outrageuses. Ici, le policier s’attaque à Bambi, des chatons ou au brave Winnie l’ourson, là, c’est les Beatles, Jesus ou un Bob l’éponge en larmes au bout de son geste. Plus grandiloquent encore, on le retrouve gazant les icônes des États-Unis du Mont Rushmore, les auteurs de la constitution américaine ou la petite fille au Napalm sur l’un des plus célèbres clichés de la guerre du Viêt Nam.

Voilà pour la souche principale. Le mème connait aussi quelques variations, plus ou moins populaires, détaille Don Caldwell. Des parodies vidéos (comme celle-ci avec le template de la vidéo d’Hitler), des commentaires de consommateurs sur la page Amazon du lacrymo utilisé par Lieutenant Pike ou encore le mème classifié “image macro” – soit un texte variable accolé à une image fixe – de la présentatrice de Fox avançant que le gaz est “essentiellement un produit alimentaire”. La comparaison, euphémique, donne lieu a pléthore de détournements. 

D’autres policiers de l’ère Occupy ont bien failli devenir les héros malgré eux de la communauté de mèmeurs. On pense au policier Hipster, dont le swag ne laissa pas les internautes indifférents, ou le très en colère Angry NYPD Cop. Des seconds rôles à qui il manque un élément clé : le potentiel de figure de style visuelle. 

Antonomase, métonymie et l’importance de l’archétype 

Dans son papier de recherche sur l’utilisation du mème “Pepper Spraying Cop” comme outil de justice sociale et d’humiliation publique (2018), Natalia Mielczarek, professeure assistante à Virginia Tech, rappelle qu’avant d’être un mème, l’image a été une photo. “Deux jours après que le cliché a fait ses début public, le célèbre journaliste et critique média James Fallows lie son importance aux photographies du Mouvement des Droits Civiques qui ont immortalisé les forces de l’ordre utiliser les canons à eau haute pression sur les manifestants”, écrit la chercheuse.

“De telles images, écrit Fallow en référence à la photographie de UC Davies, peuvent avoir de formidables effets à long terme”. Dans l’ère pré-Internet, une telle image aurait été reprise par les journaux, les livres d’histoires, ressortie pour les anniversaires des événements. Le mème, lui, acquiert un statut iconique immédiat. “Par définition, le mème se multiplie, s’étend, mute », analyse Mielczarek pour CTRLZ. Surtout, cette fois-ci la propagation de l’image est participative. 

La force du mème est donc dans son pouvoir évocateur, sa référence à “la narration culturelle familière de lutte pour le pouvoir”. Malgré lui, lieutenant Pike est devenu une “métonymie de l’abus systémique du pouvoir”, écrit Natalia Mielczarek, soit un mot unique – ici visuel – pour désigner une idée :

“Sa tenue et son équipement anti-émeute comme métonymie visuelle du système, un système qui puni la désobéissance et exerce son pouvoir, sa dominance et son contrôle sur ceux qui la transgresse. En d’autres mots, Pike est devenu l’incarnation de – et un raccourci réthorique pour – un état répressif qui pénalise ses membres pour avoir exercé leur droit constitutionnel à manifester”

Dans son essai sur le rapport entre mèmes, émotion et infotainement, le journaliste Vincent Bilem parle lui d’antonomase, type de métonymie par laquelle on fait d’un nom propre un nom commun (et vice-versa). Ainsi par exemple, le “Taisez-vous !” d’Alain Finkielkraut est devenu l’antonomase de la colère, image-t-il. 

Vendetta IRL  

Héritière directe du Pepper Spray Cop, la Karen, devenue populaire d’abord sous les traits de BBQ Becky, une femme blanche “célèbre” pour avoir appelé la police dans le but de faire arrêter un groupe d’afro-américains en train de faire un barbecue dans un parc d’Oakland. Devenue un mème photoshop, elle est placée, téléphone à l’oreille, devant Martin Luther King et son public, Rosa Park ou Barack Obama.

BBQ Becky reviendra sous la forme de Central Park Karen en 2020, cette femme blanche appelant la police après qu’un promeneur afro-américain adepte de l’observation d’oiseau lui a demandé de tenir son chien en laisse, prétendant être menacée par cet homme qui la filme pourtant calmement.

Sur Know Your Meme, une sous-section entière est dédiée aux personnes caucasiennes appelant la police pour menacer leurs concitoyens afro-américains. 

Pepper Spray Cop et Karen partagent cette symbolique de l’abus de pouvoir à tendance systémique. Ils partagent aussi une frontière poreuse entre célébrité et humiliation publique, humour cathartique et vengeance.

Les personnes incriminées sont identifiées et souvent leurs employeurs sont pris à partie. Central Park Karen a été rapidement mise à pied puis licenciée et son chien, qu’elle tient sur la vidéo très fermement, a été momentanément rendu à la garde du refuge où elle l’avait adopté.

Lieutenant Pike, lui, a reçu 17 000 emails, 10 000 SMS et des centaines de courriers, selon la plainte portée à l’encontre de UC Davis. Il a été licencié et a déménagé plusieurs fois à la suite des événements. En 2016, il a reçu 38 000 dollars (près de 31 000 euros) de dédommagement pour ses “dommages psychiatriques sérieux” de la part de l’université. Les élèves poivrés ont eux reçu 30 000 dollars chacun (environ 24 400 euros) et l’université a dépensé 175 000 dollars pour nettoyer sa réputation en ligne (142 000 euros). 

L’activiste malgré lui 

Dans un article publié fin décembre sur comment le mème Karen a changé la façon dont les américains parlent de racisme, la journaliste Julia Carrie Wong analyse :

“Ce que je trouve particulièrement utile est que les mèmes Karen donnent aux femmes blanches qui le souhaitent un outil pour jauger leur propre attitude et, si elles le veulent, l’améliorer”. 

Une pédagogie sous couvert d’humour que l’on retrouve dans des groupes de mèmes (les Neurchis) comme le “neurchis de flexibilisation du marché du télétravail“. Inspiré du “neurchi de STIFO (soutien total et inconditionnel aux forces de l’ordre)”, qui diffuse les brutalités policières en feignant un soutien à toute épreuve, le “neurchi de flex” propose une critique caustique du marché du travail et de sa libéralisation inexorable. Pour incarner ce rapport de pouvoir, le Neurchi met en scène deux personnages que nous présente le co-fondateur du groupe Paul Ricard  : Il y a le Fabieng, le patron : “Il peut être un PDG de start-up toxique ou un patron tradi méga chiant. Dans tous les cas, il t’exploite”. Et le Corenting, “le stagiaire ou le salarié qui se fait flex“. Nouveau venu : Dave, le développeur, salarié intouchable qui ne connaît pas la crise. 

Un cadre de lecture qui permet “d’ouvrir le débat sur ce qu’est le travail, propose Paul Ricard. Notre public est plutôt bourgeois, quasiment tout le monde est parisien, a fait des études longues, il y a un penchant social-démocrate. Quelques membres de “neurchis de Pierre Bourdieu” s’incrustent pour présenter les idées de leur sociologue star. “Moi même il m’arrive de placer du Frederic Lordon”, avoue Ricard, en master de recherche socio-économie après un parcours en école de commerce. Dans les commentaires, on s’échange des conseils sur le droit du travail et des captures d’écran d’échanges inter-hiérarchiques – la réalité est parfois plus absurde que la caricature. 

Neurchi de flex a donc une portée politique – à la dernière rencontre IRL, Manon Aubry, de la France Insoumise, était d’ailleurs présente, rapporte Paul Ricard. Mais le groupe n’est ni un outil de propagande, ni n’a un caractère activiste assumé. “Je me sentirais prétentieux de me dire activiste. Je fais des montages et je les poste sur Internet”. Pour un public de 119 000 personnes tout de même. 

Les électeurs de l’Internet  

Une différence entre terrain réel et terrain virtuel qu’adopte également @LeftAccidental, un compte Twitter aux 284 200 followers et qui recensent les discours “accidentellement de gauche” (un équivalent français existe depuis août 2020).

“- Si vous démilitarisez la police, avec quoi allez-vous la remplacer ? Des consultations, des thérapies ? – Littéralement, oui”

Son propriétaire, un homme dans sa vingtaine qui préfère rester anonyme, est aussi le créateur des comptes de mèmes politiques Conservatives Getting Owned et Dank Left. Il est aussi activiste de terrain depuis plusieurs années. Et reconnaît auprès de CTRLZ : “C’est très différent d’être sur le terrain, de passer des coups de fils, de faire du porte à porte. C’est un travail beaucoup plus ardu”.

S’il ne considère pas ses comptes Twitter comme de l’activisme stricto sensu, il reconnaît que leur portée est probablement plus grande :

Je touche quelques centaines de millions de personnes tous les 28 jours. Cela me prendrait plus d’une vie d’activisme pour atteindre ce nombre de personnes (…) Cela atteint beaucoup de gens qui ne sont pas politique. C’est un outil plus accessible pour initier à la politique et faire réfléchir davantage.

Un outil efficace pour rendre la gauche plus attrayante aux yeux de la communauté Internet, aussi :

En 2015, les mèmes étaient dans le giron des conservateurs. Ces dernières années, la gauche a repris la main. Internet est un terrain de bataille : chaque année, des millions de personnes vont en ligne pour la première fois. Nous voulons être le côté cool, celui que ces personnes veulent rejoindre”.

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