Une romancière et agente littéraire a perdu son emploi après une dénonciation anonyme sur Twitter. Son crime ? Avoir un compte actif sur un réseau social prisé par des conservateurs et extrémistes fidèles à Donald Trump.
Colleen Oefelein a un sacré CV. Selon son site, cette retraitée de l’armée de l’air américaine domiciliée dans l’Alaska est diplômée en génie chimique ainsi qu’en allemand – il lui arrive d’ailleurs d’enseigner la langue de Goethe. Elle dirige également une école de danse irlandaise, mais son vrai domaine de compétence reste la littérature. En tant qu’autrice sous le nom de plume CM McCoy, on lui doit le roman fantastique pour ado Eerie sorti fin 2015. Mais Oefelein travaille surtout – ou plutôt “travaillait”- comme agente littéraire au service d’autres romanciers pour le compte de la Jennifer De Chiara Literary Agency, une société basée à New York qui fête cette année ses 20 ans d’existence.
Ce lundi 25 janvier, ce volet de la carrière de Collen Oefelein, qu’on imagine être plus rémunérateur que ses droits d’auteur, s’est brutalement interrompu. “Et bien merci Twitter et @JDLitAgency. Je viens de me faire virer parce que je suis Chrétienne et conservatrice”, a-t-elle annoncé sur Twitter. Son message confirmait une série de tweets de son ex-patronne, Jennifer de Chiara, dont le profil est désormais passé en privé après la levée de boucliers en ligne contre sa décision.
De Chiara écrivait plus tôt :
“L’agence littéraire Jennifer de Chiara a été peinée de découvrir ce matin qu’un de nos agents utilise les plateformes de réseaux sociaux Gab et Parler. Nous ne tolérons pas cette activité, et nous présentons nos excuses à toute personne affectée ou offensée par ceci. L’agence a par le passé garanti une voix d’unité et d’égalité, engagée pour la justice sociale, et continuera de le faire. À compter de ce matin, Colleen Oefelein n’est plus une agente de l’agence littéraire Jennifer de Chiara”.
Ce n’est donc pas pour avoir écrit, prononcé ou relayé des propos éventuellement “problématiques” que Oefelein a perdu son emploi, mais uniquement parce qu’elle avait un compte actif sur la plateforme Parler. Ce qui était encore récemment le cas de 15 millions d’autres personnes (dont la journaliste de Reuters à qui l’on doit le reportage ci-dessous) selon la société citée par le Wall Street Journal, du moins avant que le service ne soit rendu inactif : depuis le 10 janvier, Amazon a rompu son contrat d’hébergement avec le réseau social “très prisé par les conservateurs, les radicaux et l’extrême droite aux États-Unis pour son absence de modération” dixit Numerama.
La plateforme, à la réputation sulfureuse depuis sa création en 2018, avait été accusée d’avoir permis la coordination de manifestants violents ayant pris d’assaut le Capitole, à Washington, le 6 janvier 2021. On sait depuis que, selon le FBI, des milices d’extrême-droite ont utilisé Facebook Messenger pour organiser leurs agissements au sein du bâtiment officiel (ce qui n’a évidemment pas entraîné de mesures contre Facebook 👀). La sinistre réputation de Parler et son implication supposée sur les événements dramatiques du Capitole (4 manifestants et un policier y ont perdu la vie) éclaire le contexte sensible autour de l’usage de cette plateforme, prompt à entraîner des accusations par capillarité.
Un compte anonyme qui “chuchote”
Mais revenons au cas de Colleen Oefelein. L’agente -désormais au chômage- doit son triste sort à une dénonciation anonyme provenant d’un compte twitter délateur baptisé YAWhispers (pour “Les chuchotements de la lecture jeunesse”, YA étant l’acronyme de “young adult”, nom générique pour la littérature ado type Hunger Games ou Twilight).
Ce compte créé en septembre 2020, qui compte moins de 3000 abonnés, est donc une sorte de “BalanceTonEditeur” ou “BalanceTonAgent”. Peu après son lancement, il expliquait ainsi ses objectifs : “rendre accessible des informations que l’on ne peut pas toujours dévoiler sur Twitter publiquement par peur d’être blacklisté dans l’industrie [du livre]. Mes DM sont ouverts pour des questions au sujet des agents, ou des renseignements sur l’édition et les agents en général. Je citerai le nom d’agents ou d’éditeurs connus pour leurs mauvais comportements. Je ne prévois pas de citer le nom d’auteurs sauf en cas d’accusations sérieuses (harcèlement ou abus divers)”.
Dans le cas présent, comme le rappelle l’auteur américain Thomas Chatterton Williams, tout a commencé par un tweet de YAWhispers publié le 25 janvier. Le compte relaie alors un tweet au caractère indiscutablement professionnel de Colleen Oefelein daté du 12 novembre 2020 – soit bien avant les évènements du Capitole- qui disait “Je publie désormais aussi sur Parler. C’est une super plateforme sans censure ! J’y posterai quelques critiques [de livres] la semaine prochaine. Venez m’y trouver ! #WritingCommunity #Writer #AskAgent”.
Exhumant cette anodine déclaration plus de deux mois plus tard et dans un contexte différent, l’auto-proclamé justicier masqué interpelle l’entreprise employant l’agente, et demande :
“Est-ce que la @JDLitAgency est au courant ou se soucie qu’une de ses agentes fréquentes les réseaux sociaux alt-right [droite extrême et complotiste, ndlr] comme Parler et Gab ?”.
La référence à Gab, réseau social créé en 2016, avec de 3 millions d’utilisateurs et une réputation tout aussi controversée que Parler, semble provenir d’un tweet de Colleen Oefelein du 13 janvier, expliquant notamment que son possible futur départ de Twitter pourrait être lié à des raisons techniques : “Et bien, je ne peux plus me connecter à Twitter via mon ordinateur, et c’est bien trop compliqué de publier via mon iPhone (dont l’auto-correct me déteste). Je serai sur Facebook et peut-être Gab ? Et Instagram. Au revoir !”
Cet unique tweet de dénonciation du compte YAWhispers, sans aucune capture d’écran de propos éventuellement litigieux et assez peu relayé, a entraîné la prompt réaction de Jennifer de Chiara qui s’est hâté de répondre au compte : “Merci d’avoir porté ceci à mon attention. J’ai rapidement réagi et, à compter de ce matin, Colleen Oefelein n’est plus employée par cette agence”.
Plateformes extrémistes ou prophétie autoréalisatrice ?
Au-delà du cas Oefelein, cette décision – dont rien ne dit qu’elle soit légale malgré le droit du travail américain si “particulier”- illustre la polarité croissante outre-Atlantique, que l’élection de Joe Biden a tout sauf réglée. On peut aussi la voir comme l’incarnation de ce que d’aucuns dénoncent comme une diabolisation des plateformes en ligne prisées par les conservateurs (qu’on ne peut décemment pas tous qualifier de fieffés complotistes, racistes, antisémites et séditieux).
Le 17 janvier, The Guardian publiait ainsi un article intitulé Exclu : les députés conservateurs et commentateurs qui ont rejoint l’application interdite Parler. Dans ce cas aussi, aucun propos litigieux concernant les personnalités citées n’était soulevé : n’était pointée que l’existence de leur compte sur ladite plateforme. Et pas forcément de manière justifiée d’ailleurs, puisqu’une note en bas d’article atteste d’une erreur embarrassante corrigée par une mise à jour : la député Maria Caulfield, dénoncée comme étant active sur Parler, n’y avait en réalité pas de compte, il s’agissait d’un fake créé par un usurpateur 👹
L’article du quotidien de gauche avait alors irrité l’humoriste britannique Andrew Doyle, auteur d’un plaidoyer pour la liberté d’expression à paraître en février :
“Le Guardian est en train d’essayer de culpabiliser toute personne ayant rejoint Parler. (…). D’abord, ils calomnient n’importe quelle plateforme alternative en la qualifiant d’extrême-droite (généralement en se basant sur des exemples bien choisis qui pourraient être trouvés sur littéralement n’importe quelle plateforme)”.
Et d’ajouter :
“Remarquez ici l’emphase sur Katie Hopkins [conservatrice xénophobe britannique, ndlr], comme si être présent sur le même réseau social qu’elle signifiait automatiquement une adhésion à ses opinions. Les calomnies ont démarré dès le moment où Parler est devenu populaire. La tactique est identique lorsqu’un rival crédible de Twitter émerge. En conséquence, les voix modérées ne rejoignent pas ces nouvelles plateformes et l’accusation “extrémiste” vire à la prophétie autoréalisatrice”.
Doyle, dont le compte Titania McGrath (parodiant les activistes “woke”) a régulièrement fait l’objet de restrictions par Twitter, conclue ainsi :
“Ces articles à charge ne doivent pas être pris au sérieux. Ils se fondent sur la culpabilité par association, les attaques ad hominem et les spéculations peu charitables sur les motifs secrets des uns ou des autres. En matière de questionnement de l’hégémonie des géants de la tech, les personnes sensées doivent rejeter ce genre de tactiques puériles”.
Visiblement, le thread de Doyle avait échappé à Jennifer de Chiara, avec le résultat que l’on connaît pour Colleen Oefelein.
Les progressistes ne sont pas épargnés
Si le licenciement public et sous pression d’un unique anonyme rend l’affaire Oefelein plutôt hors normes, elle n’en reste pas moins l’énième avatar des sanctions expéditives prises par une entreprise envers ses employés après un bad buzz en ligne. Et on aurait tort de penser que seules les personnes identifiées à droite (voire à l’extrême-droite) de l’échiquier politique sont concernées, comme le montrent les récents cas de la journaliste Lauren Wolfe, ex-freelance évincée du New York Times pour un tweet anodin lors de l’inauguration de Joe Biden, ou de Will Wilkinson, progressiste viré du think tank dont il était vice-président après un tweet ironique évoquant le lynchage de l’ex-vice président Mike Pence.
Avant d’en être les cibles, Lauren Wolfe et Will Wilkinson avaient par le passé ironisé sur la notion de “cancel culture”, réduite au rang de panique morale sans fondement. Virés de leurs emplois respectifs à quelques jours d’écart la semaine dernière, ils ont tous les deux lancés depuis leur newsletter sur abonnement.