Les feux virtuels ont réussi à s’imposer dans les foyers en l’espace de quelques années. Sur Netflix et Youtube principalement, ils accompagnent désormais leurs utilisateurs durant tout l’hiver, voire au-delà. Comment et pourquoi ces étranges objets numériques sont entrés dans nos quotidiens ?
Au Québec, “se tirer une bûche“, c’est prendre un tabouret pour s’asseoir à une table remplie de convives. En effet, quoi de plus représentatif qu’une bûche, sous toutes ses formes, pour encapsuler la magie des fêtes, lors des longues nuits d’hiver. Mais la bûche humant la terre et l’humidité de la cabane a, face à elle, un nouveau challenger de taille depuis quelques années : le feu de cheminée virtuel ou plutôt la vidéo de feu de cheminée filmé.
Dopamine & chill
La première fois qu’on en entend parler, on peut trouver ça incongru, voire idiot, et le prendre pour une nouvelle tendance éphémère absurde, comme Pauline, 30 ans: “J’ai découvert ça il n’y a pas si longtemps. Au début, je les regardais d’un œil assez critique. Je viens de Haute-Savoie où les vraies cheminées sont légion. Je ne comprenais pas le principe, ni celui des feux de cheminée en ligne, ni celui des fausses cheminées électriques“. Depuis, impossible pour elle de s’en passer, seule ou en famille. Même son de cloche chez Marie, devenue également amatrice de feux virtuels sur Youtube après un préjugé négatif :
“Ma grand-mère avait ça en VHS. Dessus, il y avait même d’autres vidéos, comme un aquarium. A l’époque je la jugeais pas mal, je trouvais ça kitsch. Mais aujourd’hui je m’y suis mise aussi“
Comment expliquer l’attrait pour cette pratique du feu de cheminée virtuel – y compris des plus réfractaires – ?
En novembre dernier, la journaliste Angela Lashbrook écrivait sur Debugger (média natif de la plateforme Medium) un billet intitulé : “La bouleversante magie des feux de cheminée virtuels”, véritable plaidoyer pour l’utilisation des feux de cheminée virtuels dont elle décrit par le menu toutes les vertus.
Dans son article, Lashbrook recense également plusieurs études permettant de comprendre pourquoi les feux de cheminée virtuels sont si populaires. Les recherches en question démontrent dans l’ensemble que regarder un feu de cheminée virtuel (tout comme des vidéos de nature) participe à nous calmer et nous rendre “moins agités”.
Une étude de l’anthropologue Christopher Dana Lynn sur l’effet relaxant du feu (mais pour laquelle il a utilisé un feu virtuel par commodité), met en lumière que ce dernier provoque chez une personne qui l’observe et l’écoute une baisse de la tension artérielle : “le feu de cheminée induit une relaxation dans le cadre d’une expérience multi-sensorielle, absorbante et sociale”.
L’effet apaisant s’explique par le fait que le feu nous aide à recentrer notre attention. Comme le confirme également Matthew Browning (directeur du “Virtual Reality and Nature Lab” à l’université de Clemson) :
“On est tous exténués par Zoom et on n’a pas toujours envie d’être concentrés sur quelque chose, c’est juste épuisant. Un feu virtuel permet de capter notre attention de sorte à ce qu’on puisse rêvasser et juste chiller”
Ce sentiment de bien être que procure les feux de cheminée virtuels relève du même effet apaisant que les vidéos d’ASMR (Autonomous Sensory Meridian Response), comme le relate le musicologue David Christoffel à Madame le Figaro en janvier 2019 :
“C’est le même type de quête d’une émotion télécommandée par des stimuli. On va chercher toutes les opportunités et tous les supports de détente à disposition pour déconnecter (…) le son du crépitement d’un feu de cheminée n’est pas la métaphore du temps qui s’écoule, une notion pesante et angoissante. Il nous sort ainsi de la marche des heures et du quotidien”.
Il y a donc bien un côté méditatif et apaisant dans le fait de regarder ou d’écouter un feu de cheminée (qu’il soit d’ailleurs IRL ou IVL).
Le musicologue rapproche également cela des effets que peut nous procurer la musique, à une différence près : “la musique allume plus de zones du cerveau. C’est le même mécanisme qui agit au niveau des neurones et libère de la dopamine”, l’hormone du bonheur.
Un succès depuis 1966
Pas étonnant, donc, que les feux de cheminée virtuel rencontrent un fort succès depuis leur invention. Car le feu de cheminée filmé n’est pas un phénomène de mode récent, comme on pourrait le croire. Il était là bien avant les “relaxing chill out music” et autres stream “lo fi study girl“, qui pullulent en ligne.
D’abord diffusé pour la première fois à la télévision new-yorkaise en 1966 pour permettre à tous les new-yorkais qui n’en avaient pas IRL de pouvoir profiter d’une cheminée pour le soir du réveillon, le programme Yule Log (bûche de noël) – désormais véritable institution – a été reconduit chaque année tant les téléspectateurs étaient au rendez-vous. En voici une petite mise en abime avec un chat en prime :
Le feu de cheminée filmé est ensuite passé par tous les supports (de la VHS aux DVD) avant d’investir nos écrans sur les plateformes en ligne (ce qui facilite les usages). Sa première version Netflix date de 2010 (“Fireplace for Your Home: Crackling Yule Log Fireplace“) et la version la plus ancienne qu’on a pu trouver sur Youtube qui date de 2008 est accompagné d’un mode d’emploi : “Faites-vous un chocolat chaud, détendez-vous, relaxez-vous et profitez d’un foyer virtuel dans cette version grand écran de haute qualité”.
Avec l’avènement du streaming et le déploiement de la fibre (il faut tout de même un bon débit pour que la vidéo soit fluide, et donc réaliste), les usages se sont réellement massifiés et ont dépassé les frontières américaines.
Sur Youtube, la vidéo la plus visionnée (en ligne depuis 2016) a engrangé près de 45 millions de vues :
Impossible de connaître les chiffres Netflix mais dans une interview qu’il donnait au quotidien britannique The Independent fin 2018, le Steven Spielberg du feu de cheminée virtuel, faisait part de son estimation, à la baisse :
“J’imagine que plus de 70 millions de vues serait un bon chiffre, puisque souvent les gens les regardent encore et encore. Mais il est peut-être plus élevé puisque Netflix l’a maintenant rendu disponible dans le monde entier”.
La diversification et l’évolution des usages
Si le visionnage des vidéos de yule log était initialement réservé aux fêtes de fin d’année – qui reste toujours l’occasion de nouvelles sorties – , la diversification de l’offre et le déploiements des très hauts débits a entrainé également de nouveaux usages.
A l’image de cet internaute qui les utilise en “fond sonore / ambiance” pour accompagner ses sessions de gaming :
Dans son étude sur les effets du feu, Christopher Dana Lynn pointe le fait que le feu nous permet de recentrer notre attention. L’anthropologue va même plus loin et raconte au Monde que “c’est souvent plus facile de regarder un feu quand on écoute quelqu’un parler plutôt que de le regarder”. C’est vraisemblablement pour cette même raison que les feux de cheminée virtuels sont également devenus de parfaits compagnons pour travailler, comme nous le confirme Pauline :
“J’ai lancé ça en voyant des gens faire sur Insta, j’avais besoin d’un fond visuel pour travailler. J’aurais été déconcentrée en lançant la télé, et ça m’a paru être une bonne solution“.
Une pratique facilitée par la généralisation du télétravail pendant les confinements mais qui semble être également attestée hors de chez soi :
Compagnons de moments bien délimités dans le temps – et initialement exclusivement pendant quelques jours ou semaines pendant les fêtes de fin d’année -, le feu de cheminée virtuel s’est petit à petit fait une place dans le quotidien de ses “utilisateurs”. Pauline reconnaît qu’elle a pris “l’habitude de laisser le feu tourner en bruit de fond et de regarder une série ou un film en même temps”, tout comme Meghan, une utilisatrice de feux virtuels, rencontrée par Angela Lashbrook :
“Pour moi, c’est juste une belle façon de se sentir chez soi durant une saison bien morne. Le crépitement est un si beau bruit blanc, et c’est une petite joie, accessible pour les jours gris. J’avais l’habitude de commencer ma matinée avec, café et feu de cheminée puis de me détendre avec le soir en lisant. Mais maintenant, ça tourne en arrière fond tout le temps”.
Et la pratique s’étend donc pour certains bien au-delà de la saison hivernale. Dans un article paru en 2018, une journaliste de Mashable vous décrit par le menu comment procéder pour ressentir les mêmes bénéfices de la bûche crépitante mais en été :
“Ce que vous devriez ressentir si vous vous débrouillez bien, c’est une sorte de convivialité estivale. C’est un niveau de confort qu’on ne ressent généralement qu’en hiver”
Que ce soit pour se relaxer en solo, pour se concentrer en bossant, pour instaurer une ambiance cosy quand on reçoit (recevait ?) des invités, ou même pour accompagner ses nuits, les usages ont aujourd’hui largement dépassé celui du seul réveillon de Noël de la télévision New-yorkaise. Pour certains, le “fireplace” est même un ersatz de radio, et permet de dissiper le silence de plomb de la solitude.
Les utilisateurs réguliers de yule log ont également des pratiques différentes selon le contexte. Ainsi, Pauline ne visionne pas les mêmes vidéos selon le moment de la semaine : “Le week-end, je mets la version avec les musiques de Noël“, confie-t-elle.
Déclinaisons à l’infini
Depuis que ces feux virtuels ont débarqué sur les plateformes de streaming et que leur usage s’est massifié, on observe donc non seulement des usages ancrés et diversifiés avec une intégration normée à nos quotidiens, mais également de réelles préférences dans les types de feux virtuels.
A l’image de Margot, 25 ans et puriste de la cheminée 2.0 : “Je suis une adepte des feux assez basiques. Quand les vidéos ne sont pas zoomées, ou encore lorsque c’est une vue de loin avec des décorations, j’ai un peu plus de mal“. Ou de Marie, jeune trentenaire qui apprécie les feux classiques et a ses préférences “comme les vidéos avec les bûches qui tombent au bout d’un moment“.
D’autres, à l’image de Lashbrook et de l’une de ses consoeurs, ont des préférences plus iconoclastes et apprécient des déclinaisons moins conventionnelles qui mettent en scène des figures de culture web et pop culture comme le célébrissime feu Lib Bub (2013) ou le comédien Nick Offerman sirotant un Single Malt (2015) :
Petit à petit, on s’écarte donc de l’usage originel ; le feu de cheminée virtuel “classique” était censé transformer les téléviseurs cathodiques en cheminée, tout comme aujourd’hui nos écrans plats HD (c’est d’ailleurs pour cela qu’on a tendance à plus les utiliser sur nos écrans télé que sur nos écrans d’ordinateurs). La télévision devient alors cheminée et le feu de cheminée fait partie du décor, de la pièce et de l’ambiance qu’on souhaite y instaurer.
Mais les déclinaisons que nous venons d’évoquer, dépassent largement cet usage de puriste et elles sont loin d’être les seules. Au fil du temps, l’offre s’est considérablement étendue. Et s’il y a dix ans, il était difficile de trouver plus de 10 vidéos en tapant “fireplace” ou “yule log” sur Youtube, désormais, c’est de faire un choix parmi l’offre pléthorique de la plateforme qui est difficile :
- On y trouve la compagnie d’animaux, comme celle de ce merveilleux corgi (2020), ou de peach, kermit et marbles (2020),
- celle de Jesus avec son chien (2015),
- les versions en extérieures : Certaines en font des caisses avec un combo lac x feu crépitant x coucher de soleil de dingue, comme ci-dessous (2018). D’autres sont plus minimalistes (2018). La version avec musique “relaxante” (2018) a été vue plus de 6,5 millions de fois.
- des feux de cheminée animés:
- Des versions qui mixent feu de cheminée et objets culturelles comme le spectacle de cette dépouille de Dark Vador crépitante (2018), l’oeil de Sauron crépitant depuis le Mordor, créé et publié par la Warner Bros. (2016), elle-même, ou encore cette scène culte de Maman j’ai raté l’avion :
- D’autres déclinaisons vont encore plus loin et mettent en scène des lieux mythiques, comme la salle commune de Serpentard de l’univers Harry Potter (2019)
- Pour ceux qui n’apprécient pas les univers gothiques ou fantasy mais qui cherchent tout de même à se projeter un peu plus loin qu’entre les murs de leur salon, l’offre pléthorique de Youtube vous donne accès à la version chalet de luxe dans la montagne (2017), au penthouse New-yorkais (2019), ou encore au coffee shop à l’ambiance jazzy (2020).
- La version ambiance de repas de famille animée :
- la version pour adultes 🙃 (2017) :
Nos usages post-internet renforcés par la pandémie
A ce stade, on peut considérer que le feu de cheminée virtuel est devenu un objet culturel numérique et par certains aspects, un mème. Il se décline à l’infini, parfois seulement pour la blague, pour la ref, et désormais aussi, pour faire vendre, puisque des marques s’y s’ont mises, à l’image de cette marque de donuts (2016), de Disney. Avec la numérisation croissante de nos vies, la propagation de l’usage et la diversification de l’offre, le feu (de cheminée) virtuel n’est plus seulement un gadget marrant qu’on lance pour tester, ou pour réchauffer un peu la période des fêtes de fin d’année.
Le feu de cheminée virtuel s’est normalisé et il est entré dans la culture mais aussi dans nos usages quotidiens, au point même, d’avoir la préférence de ceux qui ont pourtant une vraie cheminée à disposition :
Depuis le début de la pandémie, nos vies sont plus numérisées que jamais. Nous avons pris l’habitude de voir nos collègues et notre famille en visio, mais aussi des expos, spectacles, salons professionnels, conférences en tout genres, et même feux d’artifices. Cela explique peut-être pourquoi la pratique du fireplace est de plus en plus populaire. De plus, couvre-feu et confinements nous obligent à passer beaucoup plus de temps chez nous que d’ordinaire et le moral des Français – globalement de toute la planète- est en berne. Ce n’est donc pas vraiment surprenant si l’intérêt pour la recherche “fireplace” dans Google US a explosé ses record pendant cette fin d’année 2020, même si – comme le graphique ci-dessous l’indique – les recherches connaissent des piques chaque fin d’année.

Plus largement, les vidéos d’ambiance connaissent un regain de hype en ce moment. Comme le confirme à Vice, le responsable des tendances et usages chez Youtube qui note que ces vidéos sont devenues des nouvelles façons de prendre soin de soi. Vice le décrit très bien ; si en temps normal elles sont des “fenêtres ouvertes sur le monde et des fonds sonores apaisants pour réviser ou bosser”, en 2021, elles “comblent aussi un désir” très propre à la période que nous vivons : le besoin de s’échapper.
C’est ce que décrit le journaliste et essayiste Aaron Gilbreath dans un long article intitulé “Echapper au confinement grâce aux promenades solitaires d’un inconnu sur Youtube” en mettant à l’honneur la chaîne Youtube d’un Japonais surnommé Rambalac qui réalise des vidéos immersives de promenades au Japon (“pure Japon only”). Gilbreath tente d’expliquer pourquoi, au-delà du fait que ces vidéos permettent de voyager quand on ne peut physiquement pas le faire:
“Je ne voulais plus de séries policières avec complots complexes ou de crimes fictifs à résoudre. Je ne voulais pas de sous-titres à lire. Rambalac ne demande aucun effort. Pas de structure narrative. Pas de sous-titres. Je comprenais l’intérêt d’une intrigue : un crime à résoudre peut être un exercice intellectuel satisfaisant, un puzzle sur lequel travailler pour se distraire. Ce que j’ai préféré au début avec Rambalac, c’est sa façon de me vider l’esprit tout en le remplissant de bruit blanc urbain, ce qui ne demandait rien de plus que d’allumer ma télé”.
Si s’échapper peut être pour certains, synonyme de voyage ou de dépaysement, en temps de pandémie où les cafés et restaurants sont souvent fermés, l’exotisme peut devenir très… ordinaire. La vidéo ci-dessous a totalisé plus de 7 millions de vues (oui oui) à sur Youtube depuis sa mise en ligne en mai 2020.
Autumn McLean, créatrice de vidéos d’ambiance, confirme à Vice ce besoin grandissant, propre à la période que nous vivons: “à cause de la pandémie, les gens veulent voir les endroits qui leurs manquent : les pubs, cafés, parcs, etc. ce qui se comprend parfaitement” et ajoute que certains recherchent même des vidéos dans lesquelles ont entend des discussions en fond, comme un profond besoin de renouer avec l’absence cruelle de relations sociales depuis presque un an maintenant.
Bonus : On vous laisse avec cette Yule Log très 2020 et très… #EpoqueDeMerde 👹
Les bons liens : - Le Top de Topito - A Brief History of The Yule Log du Time - Un Ted sur la slow TV