Coincée quelque part entre les Just Chatting dominants et le jeu vidéo, la catégorie Art de Twitch fait peu à peu son trou. Petite exploration.
Vendredi 22h30, alors que la France enchaine péniblement sur un deuxième épisode de série Netflix ou une allocution surprise d’Emmanuel Macron, les vrais savent qu’une seconde partie de soirée réussie se passe sur Twitch. La plateforme est un prélude idéal au sommeil, pour finir la journée de manière douce, pour autant que l’on évite les streams centrés sur le jeu vidéo. Et quel meilleur rituel de “prédodo” que d’aller regarder des artistes peindre, dessiner, coller, coudre ou colorer des œuvres plus ou moins réussies ?
Sur Twitch, la catégorie Art comprend en moyenne 12 000 viewers en direct pour 2.1 millions d’abonnés. Autant dire qu’on est loin derrière les autres catégories alternatives comme Just Chatting qui cumule une moyenne de 350 000 spectateurs ou même Musique (30 000 spectateurs). Le tag a tout de même gagné 84% de vues en plus en 2020 avec 6.5 millions d’heures visionnées cette année contre 3.5 en 2019. Merci le confinement.
Au royaume des brush Photoshop et des dessins MSpaint
À première vue, les lives artistiques n’ont rien de très engageant. On y voit beaucoup d’artistes gribouiller des personnages de manga ou s’activer sur la palette couleur de Photoshop. Mais en fouillant un peu plus, on peut y trouver des streams plus originaux que d’autres. Il y a le coin des Body Painting Artists, à la lisière des tags “beauté” et “art corporel” qui se peignent intégralement le corps. On trouve aussi le live Twitch Make Pixel Art, une expérimentation collective dans laquelle chaque internaute peut poster un pixel de la couleur de son choix toutes les 5 secondes, ce qui produit une sorte de toile interactive ou les œuvres se font et se défont en fonction des groupes présents.
Ceux qui n’ont pas peur de voir défiler les menus du logiciel de modélisation 3D Blender peuvent aussi aller observer les spécialistes d’œuvres numériques comme Blakekathryn qui navigue dans les eaux du vaporwave (un mouvement artistique proche de l’esthétique kitch du web des années 90).
Mais à bien y regarder, les aficionados de streams artistiques viennent aussi pour le côté “chill” des lives qui se transforment très souvent en discussion intimiste avec l’artiste. C’est le cas chez Lunar Nisha, une artiste “MS Paint” dont les dessins volontairement moches sont réalisés sur le célèbre logiciel de Microsoft. Les internautes viennent pour avoir leur dose d’absurde et restent pour le ton enjoué de la jeune femme qui discute en tenant un une peluche dans ses bras.
Éloge de la lenteur
Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la chaine la plus regardée de la catégorie reste celle du défunt Bob Ross. Ce peintre à la tignasse mythique animait une émission intitulée “The joy of painting” diffusée sur PBS entre 1983 et 1994. Avec l’arrivée de YouTube et de la culture ASMR et oddly satisfying (une culture qui consiste à ressentir des frissons ou du bien-être grâce à des vidéos particulières), il est devenu l’objet d’un véritable culte sur les réseaux. Les internautes sont particulièrement friands de sa voix douce et posée, mais aussi du bruit des pinceaux sur la toile et de ses petites astuces pour peindre de beaux nuages ou de jolies montagnes. La plupart des streams artistiques sont dans cette ambiance ASMR. La musique lo-fi obligatoire, mais aussi le rythme, forcement lent, de l’oeuvre en train de se faire sous les yeux de l’internaute, y sont pour beaucoup.
Rome ne s’est pas construite en un jour et la plupart des oeuvres qui sont réalisées sur Twitch peuvent prendre plusieurs heures, voire plusieurs jours, pour être finalisées. “C’est vraiment ce que j’ai voulu proposer quand j’ai commencé à streamer il y a un an”, explique David Chaban, plus connu sous le nom de Ganeshdeux et auteur de mangas parodiant des personnages politiques comme Jean-Luc Mélenchon :
“Je suis sur Internet depuis un bout de temps et je me suis rendu compte que les gens étaient habitués à ne voir que les résultats de ce qu’on produit, et à donner leur avis. Ils ne connaissent pas les lents processus de création. L’idée, c’est de leur montrer qu’une page ne prend pas 5 minutes à être dessinée. Et que même si on réalise un dessin relativement rapidement durant le live, ça veut dire qu’on a derrière 15 ans d’expérience qui nous permettent d’être aussi rapide.”

“Bravo l’artiste”
En tant que viewer, on se branche sur un stream artistique pour plusieurs raisons :
- On peut passer un moment relaxant en voyant une oeuvre se construire petit à petit.
- On peut aussi laisser la vidéo en tâche de fond pour se sentir moins seul pendant une session de travail. (A l’image des streams de Merve sur Youtube).
- D’autre encore viennent chercher l’inspiration, voire même le courage pour dépasser certains blocages comme c’est le cas de cette internaute qui explique sur le stream de Bulledop :
“J’adore te regarder peindre ou dessiner parce que ça me permet de me défaire de mon blocage et de mon syndrome de l’imposteur.”

Au-delà de la relaxation et de l’inspiration, on vient aussi chercher ces moments privilégiés et bien souvent fugaces que l’on pouvait avoir sur les stands de dédicaces. Si vous êtes fan du dessinateur Boulet, par exemple, venir le regarder dessiner et raconter ses histoires, comme si vous étiez avec lui dans son atelier, offre une sensation de proximité inédite.

Cet accès à une audience et cette proximité sont aussi des nouveautés à appréhender pour des artistes qui avaient plutôt l’habitude de créer dans la solitude. Ainsi, certains voient dans les streams, un moyen de se motiver. Pour Eduardo Valdés-Hevia, un artiste spécialisé dans la création de photos retouchées à la “sauce Lovecraft”. Brancher sa caméra est une très bonne tactique contre la procrastination :
“J’ai commencé à livestreamer mon art dans l’espoir d’être plus constant et de partager le processus avec les gens. Ce n’est pas mon activité principale, du coup ça me motive beaucoup à poursuivre la création.”

La construction d’une communauté et l’échange avec cette dernière sont aussi au centre de ses streams :
“Chaque plateforme possède sa propre manière d’interagir avec son audience. Je trouve qu’Instagram est très détaché, comme si la plateforme m’éloignait des gens qui apprécient ce que je fais. Twitter est bien mieux pour engager la conversation, mais aussi pour s’inscrire dans des communautés d’artistes. Mais je pense que Twitch est le réseau ou artistes et audiences sont les plus proches, vu qu’on peut avoir des discussions directes. C’est même un super endroit pour transformer son audience en communauté, voire même en groupe d’amis.”
Pour David Chaban, qui a déjà une communauté bien à lui sur les réseaux, l’aspect social et marketing de Twitch n’est pas à négliger non plus :
“Quand je suis en live, je travaille plutôt sur des pages qui me semblent intéressantes et qui ne vont pas trop spoiler l’histoire. L’idée c’est aussi de teaser un peu l’oeuvre et de donner envie aux gens de se la procurer.”
Lui, qui, avant la pandémie, appréciait beaucoup les rencontres IRL avec le public, utilise maintenant la plateforme pour garder le contact :
“Ce qui me manque vraiment c’est les conventions comme Paris Manga. Je faisais pas mal de dédicaces pour les gens et c’était l’occasion de discuter avec eux. Twitch permet vraiment de compenser ce manque d’interaction.”
C’est une bonne situation ça, dessinateur sur Twitch ?
Reste qu’être artiste professionnel sur Twitch est parfois (souvent ?) aussi galère qu’être artiste tout court. Dans un post écrit il y a un an sur le reddit /r/Twitch, un streamer se demande pourquoi il est si difficile de faire décoller ses audiences malgré la qualité de son travail. La réponse que lui apporte un internaute contient en elle-même tous les enjeux liés aux inégalités d’audience sur la plateforme :
“L’art est la pire catégorie à essayer et sur laquelle il est difficile de progresser. La plupart des grands streamers de cette catégorie vont attirer les viewers grâce à d’autres communautés qu’ils ont créées ailleurs. Regarde ce que font les plus grands. Est-ce qu’ils dessinent des versions réalistes des acteurs les plus connus au monde ou bien font-ils des mèmes ou dessinent-ils des anime girls? Le long format artistique est bien meilleur quand il est regardé dans un timelapse sur YouTube avec une musique décente en fond.”
Comme pour d’autres créateurs du web qui se sont fait connaitre ailleurs sur le web, beaucoup d’artistes comptent sur leurs communautés déjà construites pour faire de l’audience sur Twitch. Voilà aussi pourquoi les streamers de la catégorie Art flirtent bien souvent avec la catégorie Just chatting qui domine la plateforme avec 12,8 M de followers.
La question est d’autant plus sensible que Twitch a conduit, fin 2020, une expérience auprès d’un nombre réduit de viewers pour qui la section Art a été fusionnée dans la catégorie IRL [Pour in real life et qui englobe tous les streams qui ne sont pas liés au jeux vidéo]. Au final, les streamers spécialisés dans la création d’oeuvres artistiques ressortaient beaucoup moins que d’habitude dans l’onglet Discover. Comme souvent avec Twitch, ceux qui réussissent sont bien souvent ceux qui ont déjà une communauté ou une certaine forme d’influence ailleurs. Si la plateforme sait donner de la visibilité aux artistes, elle peine donc encore à faire émerger des nouveaux talents.