Des cryptophiles pionniers à l’industrie du luxe, en passant par des milliardaires médiatiques, le NFT se popularise à grande vitesse. Jusqu’à l’internaute lambda ? CTRLZ fait le point avec Manuel Valente, directeur de recherche de Coinhouse et Andrew CM, cofondateur de Valuables.
2,9 millions de dollars. Voilà ce que vaut le tout premier tweet du fondateur de Twitter Jack Dorsey, selon son acquéreur, Sina Estavi, patron d’une société de cryptomonnaie. Le tweet le plus cher de la brève histoire du commerce de tweets – trois mois depuis le lancement de Valuables, la plateforme qui a permis cette transaction.

2017 : les investisseurs pionniers
3 lettres dont on entend parler de plus en plus : NFT. Le cryptoactif, jusque-là réservé aux initiés, est arrivé sur la scène mainstream à grand fracas. Le principe est (presque) simple : NFT est une cryptomonnaie non interchangeable basée sur le réseau Ethereum. “Un billet de 10 euros peut être échangé contre tout autre billet de 10 euros car ils ont une valeur identique et sont donc fongibles”, image Coinhouse dans sa fiche explicative des NFT. Dans le monde des cryptoactifs, les bitcoins sont aussi fongibles – même si traçables – explique la plateforme d’échange des cryptomonnaies. Les NFT sont uniques et marchent comme un certificat d’authenticité numérique. Ils peuvent aussi être édités en éditions limitées (10 du même NFT par exemple), comme une édition limitée d’objets d’art.
Le protocole a été inventé en 2017. Huit ans après l’apparition du bitcoin et deux ans après celle d’ethereum, la méthode ICO (initial coin offering) apparaît sur le marché des crypto et permet de générer des tokens. “A l’époque il s’agissait davantage d’informaticiens qui inventaient des nouveaux standards de types de token”, retrace Manuel Valente, directeur de recherche de Coinhouse.
Le NFT est l’un de ces standards et apparaît sous la plume de Dieter Shirley. Celui-ci invente aussi dès décembre 2017 les Cryptokitties, des chatons numériques à collectionner, uniques et que l’on peut faire se reproduire, acheter, vendre ou s’échanger. Le jeu “a été créé pour explorer le concept de rareté digitale, implémenter les jetons non-fongibles dans les smart contracts et rendre la technologie accessible à des consommateurs lambdas”, peut-on lire sur le site cryptokitties.co. “Fin 2017, des gens ont gagné beaucoup d’argent. Ils n’avaient donc pas trop de problèmes à investir”, raconte Valente de la conjoncture de l’époque.

2018, le marché se retourne et chute très fortement : le Bitcoin perd jusqu’à 85 % de sa valeur, se rappelle l’expert en crypto. Les investisseurs deviennent plus prudents et gardent leurs actifs au chaud en attendant des jours meilleurs.
2020 : L’industrie du luxe et l’art embarquent
Il faudra attendre fin 2020 pour que la cryptomonnaie connaisse une nouvelle montée en flèche. On voit alors arriver sur le marché la deuxième salve d’investisseurs, plus traditionnels et tournés vers la finance. En février, Tesla investit 1,5 milliard de dollars dans le bitcoin et annonce accepter la monnaie comme moyen de paiement pour ses voitures. Entre août 2020 et mars 2021, l’éditeur de logiciel MicroStrategy investit l’équivalent de 4,5 milliards de dollars en Bitcoin. Pour la communauté des cryptophiles, l’arrivée de ces nouveaux acteurs est ambivalente, reconnaît Manuel Valente :
“Ils apportent des liquidités et l’envolée des cours est en grande partie due à l’arrivée de ces acteurs sur ce marché. C’est positif. Ce qui peut être inquiétant, ce sont les risques de régulation. Lorsque les institutionnels arrivent sur le marché, ils veulent qu’il soit encadré, ce qui coupe le côté anarchiste que l’on a vu les premières années.”
Cette seconde vague d’intérêt accru pour les cryptoactifs se répercute sur les NFTs. Le monde du luxe, d’abord, semble voir un intérêt certain à ces certificats d’authenticité gravés dans la chaine de blocs. Dès 2019, LVMH investit la technique pour ses produits Dior et Louis Vuitton, indique Valente. En octobre 2020, c’est le fabricant de montres de luxe Breitling qui met en place des certificats d’authenticité numérique.
Le monde de l’art aussi s’empare de ce certificat nouvelle génération. L’exemple le plus iconique – et extravagant – est bien sûr la vente le 11 mars dernier de l’œuvre numérique “Everydays : the first 5000 days”, de Beeple, par la très prestigieuse salle d’enchères Christie’s. L’oeuvre a atteint un montant record de plus de 69 millions de dollars. Passées à la loupe du critique d’art Ben Davis, les vignettes individuelles, une par jour pendant 5000 jours, sont pourtant loin de briller par leur génie – beaucoup sont mêmes carrément racistes ou misogynes, révèle-t-il sur le site Artnet.

Il s’agit d’une “étape importante pour la collection d’art numérique”, estiment les représentants de Christie’s :
“L’art numérique a une histoire établie depuis les années 60. Mais la facilité de duplication a rendu quasiment impossible d’établir une origine et donc d’évaluer le médium.”
Les artistes affluent en cascade. L’artiste numérique Raphaël Rozendaal emporte environ 210 000 dollars (176 500 euros) pour ses deux premiers NFTs. En février dernier, un cryptoart de l’iconique “Nyan Cat” est vendu pour l’équivalent de près de 400 000 dollars (336 190 euros).

2021 : La redistribution des richesses ?
Les acteurs du monde de l’art et de la musique, qui créent sur le net depuis des décennies sans trouver un moyen de rémunération viable, espèrent transformer cette technique en nouvelle opportunité. Selon le magazine spécialisé Music Business Worlwide (MBW), entre mi-février et mi-mars, l’industrie de la musique a vu s’échanger 25 millions de dollars de NFT (21 millions d’euros). PelleK, musicien et Youtubeur a pré-vendu le 22 février un album NFT, apparement le premier de son genre, pour l’équivalent de près de 135 000 euros.
L’artiste Grimes, bien au fait des nouvelles technologies et mariée à Elon Musk, a mis 6 millions d’art numérique (5 millions d’euros) aux enchères, dont la vidéo Death of the Old, vendu pour près de 389 000 dollars.
Le DJ superstar Steve Aoki a vendu pour 3,5 millions d’euros de NFTs sous la forme d’images numériques, designées en collaboration avec l’artiste Antonio Tudisco.
Aphex Twin a mis aux enchères une œuvre avec son collaborateur de longue date Weirdcore et a remporté près de 130 000 dollars (109 260 euros).
Si la hype des crypto a pour l’instant profité aux artistes les plus en vue, il n’est pas impossible d’inventer de nouveaux modèles de rémunération, projette Manuel Valente. Comme d’utiliser les jetons comme une sorte de “monnaie locale” à l’écosystème d’un artiste ou d’un média. Ces jetons, édités par les personnalités ou structures, pourraient ainsi servir à se procurer des places de concerts en avant-première ou d’accéder à des contenus premium, imagine-t-il.
Les tokens, une façon plus démocratique de redistribuer les richesses ? C’est en tout cas le souhait d’Andrew CM, cofondateur de Valuables, la plateforme de mise en vente des tweets. Pour les fondateurs, l’enjeu est de monétiser, voire pouvoir vivre de contenus publiés sur les médias sociaux :
“On estimait qu’il y avait énormément de valeur laissée sur la table. La plupart de l’argent va aux entreprises et nous voulions que les gens qui créent le contenu puissent le monétiser. L’idée d’écrire un tweet ou un post n’a jamais été considérée comme du travail mais nous devenons plus ouverts sur ce que nous considérons être du travail”.
Et pour ceux qui déploreraient une monétisation de nos interactions sociales ? “la vérité est qu’elles ont déjà une valeur monétaire. Nous ne la récupérons seulement pas nous-même”, rétorque-t-il. En trois mois, plus de 1740 tweets ont été vendus, détaille le fondateur, pour un prix moyen de 1768 dollars. Le moins cher a été vendu moins d’un dollar.
Des coûts environnementaux très importants
En tant que cryptomonnaie, les NFTs sont intrinsèquement énergivores : ils demandent beaucoup de puissance de calcul et donc d’énergie pour être minés (procédé par lequel les transactions de cryptomonnaie sont sécurisées).
L’artiste et technologue Memo Atken s’est frotté à la difficile tâche de calculer l’empreinte carbone de cette folie soudaine pour les certificats d’authenticité numériques, qu’il relate dans une analyse sur Medium en trois parties. Et ses constats ne sont pas rassurants :
“Même si elle n’est pas aussi mauvaise que pour Bitcoin, l’empreinte carbone d’une seule transaction Ethereum [monnaie le plus souvent utilisée pour les NFTs, ndlr] est estimée à environ 34 kWh. Pour mettre ce nombre en perspective, c’est environ l’équivalent de la consommation électrique d’un résident de l’Union Européenne pour quatre jours”.
Le problème, souligne l’artiste, est qu’ “un seul NFT implique de nombreuses transactions. Celles-ci incluent le minting [l’encodage, ndlr], l’enchère, les annulations, la vente et le transfert de propriété”.
Toujours selon les calculs de Atken :
- 2 artistes sur 3 (67%) des 633 présents sur la plateforme d’échange SuperRare ont des NFTs qui correspondent à une empreinte carbone de plus d’une tonne – même si la moitié des artistes ont rejoint la plateforme seulement ces six derniers mois.
- 1 sur 5 (18%) ont une empreinte carbone de 10 tonnes – soit l’équivalent de 12 vols transatlantiques ou la consommation électrique d’un résident de l’UE pour 5 ans.
A ceux qui voudraient jouer des chiffres, l’artiste prévient : “Est-ce que ces chiffres sont exacts ? Pas nécessairement. Mais si une recherche démontre qu’une heure de Netflix consomme 36g, il y a peu de chance que ce soit en fait 10 tonnes”. En d’autres mots, si les détails peuvent-être erronés, l’échelle est la bonne et elle est inquiétante.
Conscients de l’impact écologique de cette nouvelle forme de transaction, certains artistes s’engagent à verser une partie des bénéfices à des associations écologiques. C’est le cas notamment d’Aphex Twin qui promet de “planter des arbres ou donner à des projets de permaculture ou en commencer un nous-mêmes” ou du motion designer très impliqué dans le mouvement NFTs, Gavin Shapiro.
Une démarche qui ne convainc pas tout le monde… à l’image du tweet ci-dessous (“ArtSation qui se lance dans les NFTs et dit ‘mais ne vous inquiétez pas, nous paierons pour la compensation carbone’ est l’équivalent de mettre le feu à une maison et de placer une unique plante en pot à titre de « compensation”).
D’autres mettent en suspens leurs activités en attendant un protocole plus respectueux de l’environnement.
Déjà, on parle d’un processus de minage moins énergivore, basé sur le protocole de proof-of-stake plutôt que proof-of-work (pour aller plus loin sur les différences techniques, je vous recommande cet article), comme utilisé par la cryptomonnaie Tezos. Des solutions qui demanderont un examen minutieux et la participation des plateformes les plus actives et donc les plus polluantes. En attendant, peut-être, d’avoir enfin notre happy ending.