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Les tendances Twitter ou la réécriture de l’histoire en temps réel

La comédienne américaine Ellie Kemper, révélée par la série The Office, a récemment été accusée de racisme sur Twitter, labellisée “Reine du Ku Klux Klan” en raison de sa participation en 1999 à un événement controversé. Même si l’information a été démentie, Kemper s’est tout de même excusée. De nombreux observateurs pointent la responsabilité de…

La comédienne américaine Ellie Kemper, révélée par la série The Office, a récemment été accusée de racisme sur Twitter, labellisée “Reine du Ku Klux Klan” en raison de sa participation en 1999 à un événement controversé. Même si l’information a été démentie, Kemper s’est tout de même excusée. De nombreux observateurs pointent la responsabilité de l’outil “Tendances” de Twitter dans cet emballement, le réseau social carburant à l’indignation, qu’il amplifie même lorsqu’il essaie de la contextualiser.

Inutile de lâcher une énormité en pleine promo ni de publier en ligne une maladresse pour qu’une célébrité devienne le punching-ball d’un jour sur Twitter. Un simple hasard, amplifié par la mauvaise foi et l’indignation facile si fréquentes sur ce réseau social, peut suffire à déclencher l’incendie.

Un récent exemple illustre parfaitement ces travers de l’écosystème médiatico-numérique. Lundi 31 mai, jour férié du Memorial Day outre-Atlantique, la twittosphère américaine s’est ainsi passionnée pour le passé de l’actrice Ellie Kemper. Révélée par la série The Office et star du show Netflix Unbreakable Kimmy Schmidt créée par Tina Fey, la comédienne de 41 ans s’est soudain vue décrite comme une ancienne “princesse du Ku Klux Klan”. De quoi choquer les fans de la série Netflix connue -entre autres- pour son génial et extravagant second rôle de colloc’ afro-américain gay, dont “l’hymne au pénis noir” est devenue culte depuis 2015.

En 1999, alors âgée de 19 ans, Kemper avait remporté le titre de Queen of Love and Beauty (Reine de la beauté et de l’amour) au bal du Veiled Prophet. Cette information -ni de première fraîcheur, ni secrète- a été exhumée ce 31 mai par une internaute réagissant à une remarque sur ce fameux bal, comparé à la série True Detective. Dans un tweet anodin devenu viral, cette tradition controversée de son Missouri natal a été décrite comme “un évènement chic organisé par notre KKK local”, valant à Ellie Kemper d’être propulsée dans les tendances Twitter. 

Amalgamer le KKK au “bal du prophète voilé”, source de fantasmes pour son décorum et sa mythologie ésotérique, relève a minima de l’exagération, au pire du mensonge. L’institution centenaire qui l’organise à Saint Louis, où Kemper a grandi dans un milieu privilégié, a certes un passé sombre : outre le fait qu’il a été longtemps interdit aux Afro-Américains et aux Juifs, “ce bal a été fondé par les élites blanches du Missouri, dont un soldat confédéré, et fut un bastion de conservatisme opposé aux évolutions sociales, dont l’équité raciale” signale un édito de CNN

La chaîne d’info américaine rappelle cependant que “durant les années 70, des membres de la Veiled Prophet Organization, qui organisait par ailleurs une foire et une parade, étaient de plus en plus embarrassés par le racisme du bal : en 1979, l’organisation s’est ouverte aux personnes afro-américaines et juives, bien avant la naissance de Kemper”. Par ailleurs, l’organisation n’a jamais eu le moindre lien avec le Ku Klux Klan, malgré la ressemblance fortuite entre l’accoutrement initial de ses premiers membres, et la panoplie à cagoule blanche tristement célèbre du KKK adoptée des années plus tard, comme expliqué dans cette enquête publiée en 2014.

Photo prise lors du Veiled Prophet Ball de 2019, publiée par le magazine local Ladue News

Le 2 juin, une chaîne locale de Saint Louis est revenue sur la polémique, en faisant intervenir Adam Kloeppe, universitaire au sein de la Missouri Historical Society. Réagissant aux raccourcis visant Kemper sur les réseaux sociaux, Kloeppe avait alors lâché cet euphémisme : 

“Twitter est un un endroit génial pour balancer une prise de position tranchée, mais le site ne va pas forcément verser dans la complexité qu’un enjeu comme celui-là mérite.”

Malgré le rapide fact-checking d’internautes face à l’emballement, l’image d’une Ellie Kemper – connue pour l’humour naïf et bon-enfant de ses personnages- caricaturée en “princesse raciste” a suffisamment circulé pour voir surgir des articles en ligne aux titres carrément diffamatoires.

Le site spécialiste en pop-culture The AV Club a ainsi diffusé à ses 452 000 abonnés sur Twitter un article initialement intitulé “Oh, super, Ellie Kemper est encore une de ces riches célébrités blanches avec un passé raciste”. 

Le titre a par la suite été changé en “Oh, super, Ellie Kemper a participé à un bal ayant des squelettes racistes dans son placard”. La mise à jour, sans excuse, est justifiée ainsi: “le titre de cet article a été modifié pour refléter que c’est le Bal du Veiled Prophet, et non Ellie Kemper elle-même, qui a des liens avec le racisme et la suprématie blanche”. Réagissant à ce changement de titre, une internaute a résumé la situation avec une certaine justesse :

“c’est assez incroyable de voir comment on est rapidement passés de “princesse KKK” à “bal KKK” à “bal raciste” à “bal avec un passé raciste” “

D’autres médias reconnus (Vice, Vanity Fair ou Rolling Stone) ont pour leur part relayé la polémique, mais pour mieux la déconstruire en recontextualisant les faits.

L’outil Google Trends, qui permet de visualiser les recherches des internautes en affinant leur localisation, montre l’explosion de l’intérêt pour l’actrice aux Etats-Unis à compter de la polémique sur Twitter et les premiers articles générés à sa suite :

Google Trends dévoile également les requêtes associées à l’actrice, clairement peu flatteuses puisque “ellie kemper KKK” est en première position, ce qui pourrait avoir à terme une incidence sur l’autocomplétion du moteur de recherche, à savoir la suggestion automatique d’un complément de recherche lorsque l’internaute tape les premiers mots de sa recherche :

Une semaine après le “shitstorm”, et alors que la polémique s’était résorbée comme montrée par les courbes de Google Trends, Kemper a finalement réagi sur Instagram -seul réseau social où elle est active et dispose de 1,2 millions d’abonnés, postant à l’occasion des contenus sponsorisés. Un tel délai pour commenter les accusations relève de l’éternité à l’ère des mea culpa rapides taillés sur mesure par des spécialistes en communication de crise.

Le 7 juin, dans un long texte divisé en cinq visuels, l’actrice écrit ainsi : 

“Salut tout le monde. Quand j’avais 19 ans, j’ai décidé de participer à un bal des débutantes dans ma ville natale. L’organisation centenaire qui organisait ce bal avait un passé incontestablement raciste, sexiste et élitiste. Je n’étais pas informée de cet historique à l’époque, mais l’ignorance n’est pas une excuse. J’étais suffisamment âgée pour m’informer avant de m’investir. Je déplore, dénonce et rejette sans équivoque la suprématie blanche. En même temps, je reconnais que par ma race et mon privilège, j’ai bénéficié d’un système qui ne redistribue pas la justice et les récompenses de manière équitable. Il y a une tentation très naturelle, quand on fait l’objet de critique sur Internet, de se dire que vos détracteurs ont tout faux. Mais au cours de la semaine passée, j’ai réalisé que beaucoup des forces derrière ces critiques étaient des forces que j’ai passé ma vie à soutenir et approuver. Je crois fortement dans les valeurs de gentillesse, d’intégrité et d’inclusivité. J’essaie de mener ma vie en accord avec ces valeurs. Si mon expérience est une indication que les organisations et institutions aux passés en contradiction avec ces valeurs devraient être tenues de rendre des comptes, alors je me dois de voir cette expérience sous un angle positif. Je veux présenter mes excuses aux gens que j’ai déçus, et je promets qu’à partir de maintenant j’écouterai, je continuerai à m’éduquer et j’utiliserai mon privilège pour soutenir l’avènement d’une meilleure société que je nous crois capable de devenir. Merci de m’avoir lue”.

De quoi remettre une pièce dans la machine. Il aura fallu que Kemper publie ce mea culpa pour que des médias spécialisés reconnus (comme The Hollywood Reporter, Variety ou Deadline) évoquent l’affaire car – et on peut peut-être s’en féliciter ?- tous s’étaient jusqu’ici abstenus de relayer cet énième “drama Twitter”.

Dans Rolling Stone, Darren Linvill, professeur de communication à la Clemson University, estime selon ses données que le nom de l’actrice a été mentionné environ 50 000 fois sur Twitter durant la semaine suivant la polémique. Et oui, ça fait pas mal pour une info biaisée et aussi anecdotique. L’article pointe la responsabilité de l’outil “Tendances” (Trending, en anglais) qui signale aux utilisateurs les sujets les plus discutés du moment sur le réseau. Comme souvent, une partie des tweets ayant permis l’émergence du sujet “Kemper” en tendances provenaient d’utilisateurs qui s’indignaient de la polémique, contribuant ainsi à la renforcer, à l’image du tweet de l’éditorialiste ultra-conservateur Ben Shapiro (3,4 millions d’abonnés).

Le 1er juin, Shapiro tweete : “Il n’y a pas l’ombre d’une preuve que Ellie Kemper est raciste. Donc naturellement, Twitter la met en tendance et des comptes influents la traitent de “princesse du KKK”. Quelle énorme poubelle.”.

Retweeté plus de 1400 fois, “liké” par 13600 twittos, ce tweet a largement contribué à mettre en lumière la polémique, sans pour autant être d’une aide précieuse pour Kemper compte tenu de la personnalité de Ben Shapiro (ex-journaliste du site réac Breitbart News). “Je ne pense pas qu’elle a besoin d’un autre suprémaciste blanc à ses côtés en ce moment, mec”, a ainsi réagi le co-animateur d’un podcast consacré aux maladies mentales.

En réponse à des critiques récurrentes sur l’outil Trending, source fréquente de diffusion massive de fausses informations ou d’appels au harcèlement, Twitter avait annoncé en septembre 2020 l’arrivée de “brèves descriptions ajoutées à certaines tendances pour y ajouter du contexte clairement sourcé expliquant pourquoi le sujet est en tendance”. L’annonce avait été accueillie avec scepticisme par le site spécialisé The Verge, qui avait alors publié un article intitulé “Il faut (toujours) en finir avec les tendances sur Twitter”, un an après un précédent papier déjà intitulé “Il faut en finir avec les tendances sur Twitter”.

Ces ajouts de contextes fournis par des humains pour ne pas dépendre uniquement des algorithmes ne sont pas systématiques, mais Ellie Kemper a eu droit à un tel traitement, illustré par cette capture diffusée par le journaliste Charlie Warzel dans un billet revenant sur l’affaire :

“En 1999, l’actrice Ellie Kemper a été nommée Reine de l’Amour et de la Beauté au bal du Veiled Prophet, un bal de débutantes organisé à Saint Louis, Missouri, qui a été fondé en 1878 par de riches élites blanches et qui “a soutenu les réseaux de pouvoir existants” selon le journaliste de The Atlantic Scott Beauchamp”, peut-on lire dans ce bref contexte.

Si ce texte signé par l’équipe “curation” de Twitter est factuel, “beaucoup des principaux tweets présentés sous l’onglet tendances continuaient de promouvoir l’idée que Kemper était une “reine de bal du KKK””, selon l’article de Rolling Stone. “Ces tweets en question n’étaient pas sélectionnés par notre équipe de curation, mais purement issus de l’algorithme Twitter” s’est défendu un porte-parole du réseau auprès du magazine, défendant donc des salariés tout en reconnaissant les travers de la fonctionnalité de son site.

Le journaliste spécialisée Charlie Warzel, qui se lamente de “l’effondrement du contexte” à l’oeuvre une fois de plus dans cette affaire, précise :

“L’outil Trending, même en essayant d’ajouter du contexte, ne fait que mettre de l’huile sur le feu, offrant à des sites d’info l’opportunité d’écrire sur la controverse désormais jugée digne d’intérêt par le simple fait d’être “tendance”

Une fois “blanchie” par des médias impatients de capitaliser sur une tendance, l’information erronée quitte le champ réservé de Twitter pour “polluer” d’autres flux: selon Rolling Stone, une vidéo TikTok affirmant que Kemper “a des liens avec le KKK” y a attiré plus de 1,5 millions vues. Notons en passant le cynisme et l’hypocrisie du Tiktokeur en question qui attend les dernières secondes de sa vidéo pour faire preuve de nuance et de prudence. Il n’a rien à envier aux médias à la titraille putaclic 👹.

Dans une chronique pour le magazine The Spectator intitulée Ellie Kemper et les Deux Minutes de Haine de Twitter (en référence au 1984 d’Orwell), la journaliste Kat Rosenfield arrive à la conclusion suivante :

“Une étude souvent citée au sujet de Twitter affirme que la négativité est un composant clé de la viralité, mais la vérité, que beaucoup d’utilisateurs comprennent intuitivement, est plus nuancée : le meilleur moyen de créer de l’engagement est de donner une excuse pour être cruel”.

Et de comparer les tendances Twitter affichées sur la page d’accueil du site non pas à une “liste de sujets”, mais à une “liste de cibles”… #Amédité